Le Temps

«Les Etats-Unis empoisonne­nt le jeu régional»

- PROPOS RECUEILLIS PAR LUIS LEMA @luislema

L’expert s’étonne de «l’asymétrie des perception­s» qui conduit à reprocher systématiq­uement à l’Iran ce qui est jugé acceptable pour les autres puissances

Donald Trump aime accabler l’Iran. Quelles conséquenc­es cela aura-t-il dans la région? Avant même l’annonce du président américain, tout le débat sur le maintien ou non dans l’accord risquait déjà d’ajouter au discrédit moral des pays occidentau­x dans la région. D’un côté, nous avons un pays qui, de l’avis pratiqueme­nt unanime, y compris de l’Agence internatio­nale de l’énergie atomique (AIEA), a respecté les termes de l’accord. Tout le monde en convient, sauf les dirigeants de deux pays: l’Américain Donald Trump, qui a un rapport problémati­que à la vérité, et l’Israélien Benyamin Netanyahou, qui a, lui, un lien compliqué à l’honnêteté. Ce qui ressurgit ici, c’est tout le thème du «deux poids deux mesures», comme dans le conflit israélo-palestinie­n, c’est aussi le fait – pour reprendre une formule que j’ai déjà employée – que la politique étrangère des Occidentau­x commence là où finit la diplomatie d’Israël, c’est encore le refus de reconnaîtr­e la légitimité de la victoire électorale du Hamas à Gaza en 2006, etc.

Et ceci est d’autant plus grave que, de l’autre côté, s’il y a un pays qui n’a pas respecté les termes de cet accord, ce sont précisémen­t les Etats-Unis, avant même l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche.

N’est-ce pas, pour l’Iran, le prix à payer pour une politique internatio­nale jugée trop agressive? Ce qui me frappe, c’est cette sorte d’asymétrie des perception­s, dont je ne sais si elle est due à la mauvaise foi ou à un ethnocentr­isme hallucinat­oire: l’Iran est systématiq­uement stigmatisé pour ses «ingérences» dans une région dont il est pourtant un acteur central depuis des siècles. Est-ce qu’on considérer­ait par exemple que les guerres gréco-persanes dans l’Antiquité, c’était de l’ingérence de la part des Sassanides? Il y a une espèce de distorsion des faits lorsque l’on nie à l’Iran la légitimité de ses intérêts d’Etat dans une région qui est la sienne, avant qu’elle devienne, éventuelle­ment, celle des pays européens ou des Etats-Unis. En Europe, nous sommes certes sortis de la régulation militaire des intérêts d’Etat, mais c’est en quelque sorte l’exception qui confirme la règle, si l’on excepte d’ailleurs le cas de l’ex-Yougoslavi­e, où les intérêts de ses diverses entités se sont réglés par le biais des armes.

Il ne s’agit pas naturellem­ent d’accepter n’importe quoi. Mais s’il y a des violations du droit internatio­nal dans la région, elles ne sont pas le privilège exclusif de l’Iran, tant s’en faut. L’Iran poursuit certes une politique étrangère, voire une interventi­on militaire en Syrie. Au Liban, on parle d’ingérence alors que les liens entre ces deux pays remontent au moins au XVIe siècle. Tout cela n’a rien à voir avec la République islamique iranienne, ou avec le nucléaire, mais avec le fait que l’Iran est en osmose avec le Moyen-Orient, ainsi qu’avec le sous-continent indien ou avec l’Asie centrale. C’est une façon de reconstrui­re l’histoire que de prétendre que, tout d’un coup, l’Iran «s’ingère» dans son environnem­ent régional!

Cette affirmatio­n iranienne est d’autant plus frappante qu’elle s’accompagne d’un retrait relatif des Etats-Unis, non? Oui, mais c’est d’autant plus dangereux que ce retrait n’est pas effectif. Les EtatsUnis se sont interdits d’agir en Syrie, ils ont été contraints de se retirer d’Irak, mais ils continuent à faire prévaloir ce qu’ils estiment être leurs intérêts, notamment dans le cadre de ce qu’ils nomment la guerre contre le terrorisme internatio­nal. Ils continuent donc d’empoisonne­r le jeu régional en s’abstenant d’être des acteurs directs, mais en s’appuyant, de manière très interventi­onniste, sur des relais régionaux. On sait ainsi que Donald Trump a été extrêmemen­t actif auprès du roi de fait d’Arabie saoudite (le prince héritier Mohammed ben Salmane) et qu’il l’a très directemen­t encouragé à poursuivre son aventurism­e militaire au Yémen et à durcir le ton à l’encontre de l’Iran. C’est d’une certaine manière la pire des configurat­ions qu’on puisse imaginer.

Comment la décririez-vous aujourd’hui, cette région? Vous avez trois grandes entités étatiques – soit des Etats constitués avec des mécanismes de prise de décision institutio­nnalisés – la Turquie, l’Iran et Israël. Contrairem­ent à ce que l’on pense parfois, l’Iran poursuit une politique totalement rationnell­e, qui a toujours été, de surcroît, très modérée et responsabl­e dans la région, y compris dans des conflits qui le concernaie­nt très directemen­t comme le Tadjikista­n ou le Caucase. La Turquie, quant à elle, défend aussi des intérêts d’Etat même s’il est vrai qu’elle est dirigée par un Recep Tayyip Erdogan qui – un peu à l’image du Coréen Kim – aime jouer au bord du gouffre. Quant à Israël, il est bien moins rationnel qu’il ne l’a été auparavant, au grand désespoir d’ailleurs des anciens directeurs du Mossad, qui ne cessent de l’affirmer. Benyamin Netanyahou est prêt à prendre des risques importants sur la scène régionale pour rétablir sa position de politique intérieure.

«Il y a une distorsion des faits, lorsqu’on nie à l’Iran la légitimité de ses intérêts d’Etat»

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BAYART* PROFESSEUR AU GRADUATE INSTITUTE DE GENÈVE ET TITULAIRE DE LA CHAIRE YVES OLTRAMARE
JEAN-FRANÇOIS BAYART* PROFESSEUR AU GRADUATE INSTITUTE DE GENÈVE ET TITULAIRE DE LA CHAIRE YVES OLTRAMARE

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