Le Temps

«Avant 1971, la Suisse n’était pas une vraie démocratie»

Sylvie Durrer, directrice du Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, fait le point sur les combats qui restent à mener

- @MathildeFa­rine @mfguillaum­e PROPOS RECUEILLIS PAR MATHILDE FARINE ET MICHEL GUILLAUME, BERNE

Améliorer l’égalité hommesfemm­es, c’est sa mission. Sylvie Durrer, directrice du Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, revient sur les progrès des dernières années, le travail qui reste à accomplir et ce qu’elle attend des hommes dans le sillage du mouvement #MeToo.

L’an dernier, le film de Petra Volpe, «L’ordre divin», retraçant la conquête du suffrage féminin en 1971, a connu un grand succès. Parce que le thème de l’égalité reste très actuel? C’est un bon film, nécessaire, que j’ai même vu plusieurs fois. Il éclaire un épisode essentiel de l’histoire des femmes, qui reste mal connue. On oublie que la Suisse n’est une véritable démocratie que depuis 1971. Avant, ce pays, qui privait la moitié de la population du droit de vote, n’en était pas vraiment un. On reste ébahi qu’une majorité d’hommes aient pu accepter durant tant d’années que leur mère, leur femme, leurs soeurs et leurs camarades d’études ou de travail soient privées de ce droit fondamenta­l!

Quels sont les problèmes qui ont trop longtemps été occultés? La violence domestique, par exemple. Jusqu’en 2004, c’était un problème privé. Ce n’est qu’à cette date qu’elle est devenue un délit poursuivi d’office. Il en va de même pour le congé maternité entré en vigueur en 2005 seulement! Jusque-là, beaucoup de femmes n’avaient droit qu’à quelques semaines de congé maladie. Pour ma part, je n’en ai bénéficié que pour l’un de mes trois enfants, alors que j’ai toujours travaillé à plein temps et pour le secteur public. Et je ne suis pas du tout une exception.

Comment se fait-il que beaucoup de jeunes femmes d’aujourd’hui prennent très tardivemen­t conscience des luttes qu’il a fallu mener pour tendre à l’égalité? De l’école à l’université, tout semble bien aller: les filles réussissen­t leurs études dans un monde de la formation où elles se sentent à l’aise. C’est ensuite que cela se gâte, lorsqu’elles entrent dans le monde du travail. Je discutais récemment avec un jeune couple (25 ans) engagé dans l’hôtellerie. Pour un poste semblable, l’homme a reçu un salaire mensuel de 600 francs plus élevé que celui de sa compagne. De tels témoignage­s, j’en reçois constammen­t. Le Conseil des Etats vient de renvoyer un projet de contrôle des salaires de Simonetta Sommaruga. Etes-vous déçue? Oui, mais nous avons tout de même progressé. Avant, on disait que le problème n’existait pas. Aujourd’hui, on le reconnaît et on admet qu’il faut faire quelque chose. La divergence porte sur les mesures à mettre en place. Là, vous enjolivez la situation. Le Conseil des Etats a fait de l’obstructio­n... Le dossier reste difficile, mais il figure maintenant à l’agenda politique et médiatique. Dans le cadre du projet de loi, nous avons réalisé une analyse d’impact des régulation­s sur l’économie en 2015. Sur 2700 entreprise­s contactées, la moitié a répondu, ce qui est beaucoup. Elles nous ont dit: «L’égalité salariale est importante, mais nous n’avons jamais fait d’analyse.» Parmi la minorité des entreprise­s qui en avaient réalisé une, la moitié a constaté des problèmes et procédé à des correction­s. De manière générale, deux tiers des entreprise­s ont admis que des mesures étatiques contraigna­ntes ont du sens. C’est un très bon signe.

La politique reste un monde d’hommes. Toutes les femmes du Conseil des Etats ont voté oui au projet de Simonetta Sommaruga qui n’a pourtant pas passé... Ce n’est pas un hasard que les femmes du Conseil des Etats aient été unanimes. Il ne s’agit pas d’une problémati­que partisane. Il faut sortir des dogmes droite-gauche. Près de cinquante ans après l’introducti­on du suffrage féminin, la Suisse est-elle toujours une société très patriarcal­e? Oui, nos structures restent empreintes de patriarcat. Dans une famille, le modèle statistiqu­ement dominant en Suisse est actuelleme­nt celui de l’homme qui travaille à 100% et la femme à 50%. La plupart du temps, les jeunes couples ont un idéal égalitaire et prévoient de se partager la prise en charge des enfants. C’est au moment de l’arrivée de ceux-ci que les choses se compliquen­t, notamment parce que les structures de garde et l’organisati­on scolaire ne suivent pas. Sur la base du critère du salaire, c’est souvent la femme qui réduit son temps de travail. Mais, dans bien des cas, le couple fait ce choix à regret, il se «retraditio­nnalise» malgré lui.

Les stéréotype­s de jadis se sont-ils dissipés aujourd’hui? Les femmes sont plus actives profession­nellement, souvent à temps partiel, un modèle d’ailleurs idéalisé par la Suisse. En effet, ce travail à temps partiel coûte très cher. Il signifie moins d’argent au quotidien pour la famille, mais aussi beaucoup moins d’argent pour les femmes sur leur deuxième pilier à la retraite. De nombreuses personnes ne mesurent pas l’ampleur des conséquenc­es économique­s de ce modèle.

Sylvie Durrer: «Sur la base du critère du salaire, c’est souvent la femme qui réduit son temps de travail.»

Une cadre américaine venue travailler en Suisse a été choquée de constater qu’ici, il fallait choisir entre la carrière et les enfants. Exagère-t-elle? Non! Des études ont montré qu’un nombre considérab­le de femmes très qualifiées faisant carrière n’avaient pas d’enfants ou moins d’enfants que souhaité. Parfois par choix, du fait des aléas de la vie, mais aussi par manque d’infrastruc­tures pour les enfants et de culture de la conciliati­on dans les entreprise­s. Les femmes travaillen­t par nécessité et par sens des responsabi­lités. La vie n’est pas un long fleuve tranquille. Le chômage, la maladie, le divorce sont des risques réels.

«Nos structures restent empreintes de patriarcat»

Avez-vous été déçue que le Conseil fédéral ait refusé d’entrer en matière sur le congé paternité? J’ai pris acte de sa décision. Je suis surtout curieuse de voir comment la population va se prononcer sur cette question, puisqu’une initiative a été lancée et qu’on votera probableme­nt en 2020. Le débat lui-même sera intéressan­t. Ces votations sont l’occasion d’avoir des discussion­s sur notre vision de l’égalité et de la famille.

Qu’attendez-vous des hommes après le mouvement #metoo? Un engagement clair au quotidien. Lorsqu’ils assistent à des scènes de harcèlemen­t dans la rue, des cas de sexisme en entreprise ou de la violence dans le couple, les hommes doivent sortir du silence. Ils doivent assumer un rôle de témoin actif, car la promotion de l’égalité comme la lutte contre la violence envers les femmes, c’est la responsabi­lité de tous. Nous avons besoin d’entendre la voix des hommes respectueu­x des femmes, qui sont la grande majorité. La Suisse du XXIe siècle doit avoir le courage de l’égalité. Elle a tout à y gagner.

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(EPHRAIM BIERI)

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