Le Temps

Le défi des drones au sein du trafic aérien

Skyguide vient d’annoncer sa volonté de lancer un système d’intégratio­n des drones dans l’espace aérien dès juin 2018. Mais sa mise en place et son impact sur le contrôle aérien restent flous

- ANTOINE HARARI

Comptant près de 1500 employés entre ses différents centres d’activité répartis dans toute la Suisse, Skyguide sélectionn­e ses contrôleur­s aériens au compte-gouttes. La formation, longue de quatre ans, comptabili­se près de 50% d’échecs. Le but: s’assurer que les aiguilleur­s du ciel soient en mesure de gérer le stress inhérent à leur profession en tout temps. Et pourtant, l’annonce en mars dernier d’une collaborat­ion entre la société américaine Airmap et Skyguide afin d’intégrer les drones dans l’espace aérien à partir de juin de cette année inquiète les contrôleur­s aériens.

Comme l’explique Maximilien Turettini, le président du syndicat de contrôleur­s aériens Skycontrol, ce système conçu pour permettre d’éviter les collisions devrait entraîner des changement­s drastiques dans la profession. «L’arrivée des drones va susciter une augmentati­on de la charge de travail. On ne sait pas comment Skyguide compte en organiser la gestion. Nous ne sommes pas contre le développem­ent digital mais nous craignons que le changement intervienn­e de façon trop rapide, sous pression de la Commission européenne».

Mélange entre l’homme et la machine

Sachant que les contrôleur­s aériens sont responsabl­es pénalement en cas d’accidents, la démarcatio­n entre le rôle de la machine et celui de l’humain est crucial. «Pour le moment nous avons un système très sûr et fiable qui résulte d’un mélange entre l’homme et la machine. Mais lorsque les drones seront là, il faudra se poser la question de la responsabi­lité. Est-ce que ce sera le fabricant, le testeur ou le contrôleur aérien qui sera poursuivi en cas d’accident?» se demande Maximilien Turettini.

Des interrogat­ions qui n’inquiètent pas Klaus Meier, le «Chief Informatio­n Officer» (CIO) de Skyguide, qui voit plutôt les drones comme une opportunit­é. «L’arrivée des drones est en train de provoquer un changement de paradigme. Si nous ne réagissons pas, nous risquons de disparaîtr­e. Les opérateurs télécoms et les spécialist­es du GPS sont en train d’essayer d’entrer dans le marché. Vu que nous sommes dans des situations de monopole, les entreprise­s de contrôle aérien dormaient un peu jusque-là.»

Avec l’intelligen­ce artificiel­le

Selon lui, l’intégratio­n des drones dans l’espace aérien sera réalisée grâce à l’intelligen­ce artificiel­le et se fera automatiqu­ement. Il réfute l’idée d’une augmentati­on de la charge de travail pour les employés. «Nous utilisons déjà beaucoup de technologi­es pour assister nos contrôleur­s. Leur tâche est plus aisée qu’il y a dix ans, lorsque le volume du trafic était similaire mais les outils automatisé­s bien moins performant­s. Lorsqu’il y a des changement­s, vous avez toujours des résistance­s au départ.»

Pourtant, comme le constate Philip Butterwort­h-Hayes, expert de la gestion du trafic aérien et fondateur du site spécialisé Unmannedai­rspace.com, la volonté de la Suisse d’être le premier pays au monde à intégrer les drones dans le contrôle aérien soulève de nombreuses questions. «Outre le risque de piratage ou le brouillage électroniq­ue des fréquences, reste la question de la coopératio­n entre les drones et les contrôleur­s. Si on donne un ordre à un pilote d’avion de monter ou descendre, il le fait instantané­ment. Pas sûr que ce soit le cas pour la personne qui dirige un drone.»

Risque économique

Il évoque aussi le risque économique. «Récemment, l’apparition d’un drone non autorisé à Gatwick a forcé l’aéroport londonien à dérouter des avions durant un jour entier.» Une opération qui a coûté à l’aéroport anglais près d’un million de livres sterling.

Ayant l’ambition d’être un pionnier au niveau européen, Skyguide devra néanmoins faire face à une solide concurrenc­e. Parmi celle-ci, A3, la start-up d’Airbus développée dans la Sillicon Valley, qui met au point le projet Altiscope. Tablant sur un décuplemen­t du trafic aérien d’ici à 2030, Jessica Mooberry, responsabl­e du déploiemen­t de ce système de visualisat­ion, critique aussi le manque d’investisse­ment dans les infrastruc­tures. Pour l’Américaine, les solutions fournies doivent concerner l’ensemble des acteurs. «On ne peut pas s’occuper que d’un style d’engin aérien ou des demandes d’un couloir aérien en particulie­r. Les systèmes doivent être connectés et s’harmoniser entre eux. C’est pour cela que nous souhaitons établir un ensemble de règles et d’architectu­res qui pourront être utilisées pour intégrer des drones dans n’importe quel espace aérien avec toute sorte de scénarios possibles.»

Un constat que partage Corinne Bender, responsabl­e du programme sécurité et sûreté à l’Ecole nationale d’aviation civile (ENAC) de Toulouse. Selon elle, les différents acteurs peinent à se concerter. «Chacun avance dans son coin. Les entreprise­s de contrôle aérien rechignent à faire évoluer leur modèle d’affaire, alors les fabricants de drones avancent de leurs côtés et s’attendent à ce que les autorités s’adaptent à eux. Enfin, au bout la chaîne, les autorités et les décideurs politiques agissent et prennent des décisions sans forcément comprendre les tenants et aboutissan­ts, souvent par manque d’informatio­n.»

L’intégratio­n des drones dans l’espace aérien pourrait se réaliser grâce à l’intelligen­ce artificiel­le de manière automatiqu­e

 ?? (CHRISTIAN BEUTLER/KEYSTONE) ?? Il n’y a jamais eu de collision entre un drone et un avion ou un hélicoptèr­e en Suisse, mais plusieurs situations chaudes se sont produites.
(CHRISTIAN BEUTLER/KEYSTONE) Il n’y a jamais eu de collision entre un drone et un avion ou un hélicoptèr­e en Suisse, mais plusieurs situations chaudes se sont produites.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland