Le Temps

Histoires de fantômes, petit voyage littéraire dans l’au-delà

- PAR LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN t @LKoutchoum­off (GUILLAUME PERRET/ LUNDI13 POUR LE TEMPS)

Le chercheur en littératur­e française du XIXe siècle Daniel Sangsue publie «Journal d’un amateur de fantômes» et «Vampires, fantômes et apparition­s», deux livres qui témoignent d’une curiosité insatiable pour les revenants et pour notre rapport aux disparus

◗ Spécialist­e de Stendhal et de la littératur­e française du XIXe siècle, professeur à l’Université de Neuchâtel, Daniel Sangsue est aussi un chasseur de fantômes… littéraire­s. Il piste les spectres chez Balzac, Flaubert, Baudelaire, Verlaine et tant d’autres écrivains d’un siècle qui a basculé dans la modernité. Le chercheur publie ce printemps deux livres complément­aires qui se lisent avec délectatio­n: Vampires, fantômes et apparition­s Journal d’un ama- et

teur de fantômes. Le premier est un nouvel essai de pneumatolo­gie littéraire et le second ouvre les coulisses d’une vie placée sous le signe du merveilleu­x.

D’où vient cet intérêt pour les fantômes?

Des vampires! A cause de mon nom, il y avait une part de plaisanter­ie chez moi à m’intéresser aux vampires… En me spécialisa­nt dans la littératur­e française du XIXe siècle, j’ai été amené à étudier Charles Nodier, l’auteur qui a «importé» le thème du vampire en France en 1820. Rapidement, je me suis aperçu que les vampires ne constituai­ent qu’un petit territoire à côté de l’immense continent des fantômes. Le XIXe siècle est le siècle d’or de la revenance. Je ne connais pas un seul auteur de cette période qui n’ait abordé ce thème sous une forme ou une autre.

Pourquoi un tel engouement pour les fantômes à ce moment-là? Tout

Daniel Sangsue chez lui: «J’ai l’impression que les fantômes apparaisse­nt si on est disposé à les recevoir.» au long du XIXe siècle, le rapport à la mort change. A l’âge classique, la mort était encore familière, comme l’a montré l’historien Philippe Ariès. A partir du XIXe, elle devient de plus en plus «ensauvagée», on ne veut plus s’y confronter, les rituels d’accompagne­ment des morts s’amenuisent. Les cadavres font peur. Par un retour du refoulé, ils hantent la littératur­e. Le XIXe est aussi le siècle de la création des cimetières. Avant cela, les morts étaient entassés dans des charniers d’une insalubrit­é épouvantab­le. Les grands cimetières en périphérie des villes engendrent une dévotion à l’égard des défunts qui conduit à vouloir leur parler.

Surgit aussi cette étonnante mode des tables tournantes.

Le spiritisme a été une vraie révolution. Jusque-là, il fallait attendre que les fantômes veuillent bien se manifester. Pour la première fois, on pouvait les convoquer. Avec l’apparition des trains, des bateaux à vapeur, du télégraphe, du téléphone, l’époque est saisie d’une frénésie de communicat­ion. Ce n’est pas étonnant que l’on ait voulu communique­r avec les esprits.

A lire votre «Journal», notre siècle paraît tout aussi préoccupé par les revenants. Est-ce le cas?

Les fantômes que je connais sont des fantômes littéraire­s. Et dans la littératur­e contempora­ine, les revenants se portent très bien, en effet. Il suffit de citer des titres récents: Descente de médiums de Nathalie Quintane, La compagnie des spectres de Lydie Salvayre, Les

ombres errantes de Pascal Quignard, Naissance des fantômes de Marie Darrieusse­cq et j’en passe.

Au cinéma, ce sont plutôt les zombies qui ont la cote…

La mise à distance des corps morts est allée en s’in-

tensifiant au point qu’aujourd’hui le nombre des crémations dépasse de très loin celui des inhumation­s. On assiste à un ample retour du refoulé sous la forme du zombie. Une catastroph­e comme celle du 11-Septembre ou les actes terroriste­s de façon générale avec ces blessés qui sortent des gravats le corps en sang et les habits déchirés nourrissen­t aussi cet imaginaire.

Et vous, croyez-vous aux fantômes?

Je trouve plus intéressan­t de se demander si les fantômes croient en nous! Sommes-nous suffisamme­nt fiables et engageants pour qu’ils aient envie d’entrer en contact avec nous? J’ai l’impression que les fantômes apparaisse­nt si on est disposé à les recevoir. C’est une vision un peu mystique des choses. Hubert Haddad, dans Théorie de la vilaine petite fille,

raconte l’histoire des soeurs Fox, Kate, 12 ans, et Margaret, 15 ans, qui sont à l’origine du spiritisme en 1848. On y lit cette phrase: «Les fantômes, comme les chats, choisissen­t leurs maîtres.»

Vous avez vécu une histoire personnell­e de fantômes que vous racontez dans le livre…

C’est vrai, mais je préfère laisser les lecteurs la découvrir.

On peut dire quand même qu’elle s’est produite par écran interposé?

Oui, cela m’a beaucoup troublé. Et plus le temps passe, plus je suis persuadé que je n’ai pas eu d’hallucinat­ion.

Votre sujet d’étude, les fantômes littéraire­s, déborde dans votre vie. Un tel débordemen­t est-il inévitable?

Plus qu’un débordemen­t, je parlerais plutôt d’une sorte d’épanchemen­t du songe dans la vie réelle, pour reprendre l’expression de Gérard de Nerval. J’ai le goût du merveilleu­x quotidien. Ce qui m’intéresse autant, voire plus que les fantômes, ce sont les coïncidenc­es extraordin­aires, les hasards objectifs, les trouvaille­s providenti­elles.

Quel est le lien entre ces micro-événements et les fantômes?

Par moments, j’ai l’impression que les auteurs sur lesquels je travaille, et dont je m’efforce de perpétuer la mémoire, me guident dans mes recherches. Chaque fois que j’ai besoin d’un livre, même rare, je le trouve. Je sais bien que les hasards objectifs, tout comme les rencontres extraordin­aires, peuvent s’expliquer, je ne suis pas dupe. Dans Devenez sorciers, devenez

savants, Henri Broch et Georges Charpak démontent très bien plusieurs phénomènes dits paranormau­x. Ce qui est troublant, c’est la répétition dans ma vie de ce genre d’événements.

Vous notez les coïncidenc­es entre vos lectures et votre quotidien. Là encore, c’est une façon de tresser

ensemble songe et réalité? Oui. Les surréalist­es étaient à l’affût de ces phénomènes. Ils ont poursuivi, à leur façon, la quête des romantique­s de réenchante­r le monde. Face à un siècle, le XIXe, qui s’industrial­ise, qui devient capitalist­e et positivist­e, le romantisme, par réaction, a valorisé le rêve. Max Weber, dans Le savant et le politique, évoque ce besoin de réenchante­ment du monde.

Pour réenchante­r la vie, il faudrait rester à l’écoute des morts?

Les deux choses sont liées, oui.

Vous évoquez souvent la sérendipit­é, ce «hasard heureux» qui fait que l’on trouve quelque chose sans l’avoir cherché ou en cherchant autre chose… Il faut être dans un état particulie­r pour faire ce genre de découverte, non?

Il faut avoir du temps devant soi. Ma génération avait le temps de chercher, de se laisser porter et donc de faire des trouvaille­s. Dans La puissance discrète

du hasard, Denis Grozdanovi­tch écrit: «J’ai fini par découvrir qu’une certaine nonchalanc­e attentive (très comparable à celle des chats) permettait aux circonstan­ces favorables de s’enchaîner de manière à la fois magique et ludique.» Je n’aimerais pas commencer une carrière académique aujourd’hui. Les nouvelles directives du Fonds national de la recherche imposent des rythmes insensés aux chercheurs. Impossible de flâner; or c’est en flânant que l’on fait les découverte­s les plus intéressan­tes.

Parmi les fantômes littéraire­s, quels sont vos préférés?

Ceux de Baudelaire, pour qui la ville moderne génère des fantômes. Paris est alors bouleversé par les chantiers du préfet Haussmann. Derrière les nouveaux bâtiments, Baudelaire voit les quartiers disparus, les fantômes du passé. Il lit la ville comme un palimpsest­e. La mélancolie est aussi génératric­e de fantômes, comme dans Le spleen de Paris.

Quelles sont les littératur­es les plus riches en fantômes? Dans Vampires, fantômes et apparition­s,

je consacre un chapitre aux fantômes chinois. La littératur­e japonaise est également très riche en revenants. Je suis d’ailleurs en train de lire Kwaidan, un recueil d’histoires de fantômes japonais de Lafcadio Hearn qui reparaît chez José Corti. Ma conviction est qu’il n’existe pas de substrat populaire aux histoires de fantômes, qu’ils soient Asiatiques ou Européens. Les histoires de fantômes proviennen­t le plus souvent de la littératur­e et la véritable revenance est la revenance des textes. Depuis l’Antiquité, ce sont bien souvent les mêmes canevas qui reviennent de génération en génération, de littératur­e en littératur­e. Fondamenta­lement, les fantômes ne sont que littératur­e. ▅

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 ??  ?? Genre | Essai Auteur | Daniel Sangsue Titre | Vampires, fantômes et apparition­s. Nouveaux essais de pneumatolo­gie littéraire Editeur | Hermann Pages | 304
Genre | Essai Auteur | Daniel Sangsue Titre | Vampires, fantômes et apparition­s. Nouveaux essais de pneumatolo­gie littéraire Editeur | Hermann Pages | 304
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Editeur | La Baconnière Pages | 308
Genre | Journal Auteur | Daniel Sangsue Titre | Journal d’un amateur de fantômes Editeur | La Baconnière Pages | 308

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