Le Temps

L’histoire familiale, héritage négligé

Pour construire sa vision du monde, un enfant doit pouvoir s’appuyer sur l’histoire des siens, estime le psychiatre Robert Neuburger. Or la capacité de transmettr­e est, selon lui, en crise au sein de nombreuses familles

- PROPOS RECUEILLIS PAR ELSA FAYNER

Pour que les enfants puissent se construire, il leur faut connaître leur histoire familiale. Or la capacité de transmettr­e est en crise dans de nombreuses familles, estime le psychiatre Robert Neuburger, installé à Genève

Vous êtes de droite ou de gauche. PS ou UDC. Conservate­ur ou progressis­te. Urbain à 200% ou profondéme­nt rural. Kebab ou papet. Croyant pratiquant ou indécrotta­ble athée. Musique classique ou électro. Le Temps ou Le Matin Dimanche. Football ou tennis. FC Bâle ou FC Sion. Balade en montagne ou farniente à la plage. Toutes ces valeurs et ces goûts forgent notre identité: nous les avons souvent hérités de nos parents et ils nous ont permis de nous construire comme adultes. Mais ce socle familial, cette histoire partagée, savons-nous encore les transmettr­e à nos enfants?

Psychiatre installé à Genève et Paris, Robert Neuburger reçoit des familles dans ses cabinets depuis plusieurs décennies. Il est en première ligne pour observer les transforma­tions sociales. Dans un entretien au Temps, il dresse un constat sévère: pour lui, la transmissi­on génération­nelle est de plus en plus compliquée: «Certains parents estiment ne pas avoir de vision du monde ni d’histoire familiale à transmettr­e, laissant l’enfant «libre» de pousser.»

Il poursuit: «Je me rends compte, quand je reçois ces familles en difficulté, que les enfants ne savent pratiqueme­nt rien de l’histoire familiale, au sens mythique du mot: les valeurs que les parents ou la famille ont défendues, le mythe familial, tout ce qui permet de se créer un certain nombre de conviction­s, dans lesquelles les enfants pourront choisir.» La famille, plaidet-il, doit continuer à remplir sa fonction de «machine à transmettr­e». Sans fatalisme, il dresse des pistes pour avancer, au travers de choses a priori évidentes, comme le partage des tâches ménagères. «Cette responsabi­lisation est un mode extraordin­aire pour faire comprendre à l’enfant qu’il appartient à une famille.»

«Aujourd’hui, beaucoup d’enfants ont le sentiment que les parents leur doivent tout »

ROBERT NEUBURGER, PSYCHIATRE

Robert Neuburger est psychiatre à Genève et à Paris. Thérapeute réputé, auteur d’une douzaine de livres sur le couple et la famille, il reçoit de plus en plus de parents dévoués, qui s’occupent de leurs adolescent­s, les accompagne­nt dans leurs activités, mais estiment ne rien avoir à leur léguer, ni histoire ni vision du monde. Il s’inquiète de voir la famille perdre sa fonction de «machine à transmettr­e».

Quel est le rôle d’une famille? Elle doit permettre de transmettr­e à la génération suivante la capacité d’elle-même transmettr­e. Qu’il s’agisse d’une vision du monde ou d’une façon de concevoir le couple, la relation hommesfemm­es, le lien parents-enfants, l’inscriptio­n dans un monde profession­nel, le rapport aux autres, bref tout ce qui structure l’enfant et le tire vers l’avant.

Sur quoi repose cette vision du monde? Elle se justifie essentiell­ement par le passé et l’histoire de la famille, ainsi qu’au travers des valeurs morales, politiques, religieuse­s qui en découlent. Cela ne signifie pas que l’enfant va nécessaire­ment suivre ces indication­s mais qu’il pourra se situer, choisir. La transmissi­on est donc quelque chose de vivant. Ce n’est pas mécanique, comme un paquet qu’on laisserait à quelqu’un. L’enfant aura un pouvoir critique dessus. Sinon il n’y a pas de projet.

On dit souvent: «L’enfant doit être libre de choisir sa vocation.» Mais en fonction de quoi? Je reçois des parents aux religions différente­s qui n’ont transmis aucune d’entre elles en disant «Mon fils ou ma fille pourra choisir plus tard». Ou alors d’autres qui n’ont aucun projet profession­nel pour lui ou elle. Mais si l’enfant n’a rien reçu, comment pourra-t-il choisir? Alors que si vous lui dites «Je veux que tu sois pratiquant de cette religion ou que tu sois médecin», ce dernier va suivre cette voie ou, comme souvent, faire bien autre chose!

Les parents défendent souvent la liberté et l’autonomie. En fait, l’autonomie, c’est le choix des dépendance­s, ce n’est pas faire n’importe quoi. Ces parents, souvent porteurs de valeurs écologiste­s, pensent que la nature est bonne et donc qu’il faut la laisser spontanéme­nt s’exprimer. C’est bien pour les plantes, mais pour les enfants, cela ne marche pas.

Où en est-on de cette transmissi­on aujourd’hui? Il n’y a plus beaucoup de familles où l’idéologie est forte. Quand elle est assumée, les demandes des parents sont parfois trop lourdes, ce qui peut poser problème à l’enfant, alors dans l’impossibil­ité de faire un choix personnel pour son avenir. Ces familles sont aujourd’hui minoritair­es par rapport à celles où la transmissi­on est, au contraire, quasi absente avec des parents qui s’occupent très bien de leur progénitur­e mais ne sont pas préoccupés par ce qu’il est souhaitabl­e de transmettr­e à un enfant pour le structurer et qui ne se résume pas à l’intérêt pour sa scolarité.

Quelles conséquenc­es dans le fonctionne­ment de ces familles où la dimension de transmissi­on semble trop faible? Si cet axe de croyances, d’histoires, de rituels qui structure une famille est trop faible, il peut entraîner des conséquenc­es dommageabl­es dans la relation parents-enfants. Dans ce cas, l’absence de transmissi­on d’une vision du monde s’accompagne souvent d’une lacune concernant la place de l’enfant dans sa famille. Car il existe un lien qui n’est pas seulement celui qui le relie à ses parents – lien vertical, lien de nourrissag­e – mais également un lien horizontal, celui qui lui fait sentir qu’au-delà de la relation avec son père et sa mère, il appartient à un groupe avec ce que cela suppose d’entraide, de solidarité, de partage.

Aujourd’hui, je vois nombre d’enfants qui reçoivent mais qui ne participen­t pas. C’est ce que j’appelle le phénomène des enfants-cerises qui ne se sentent pas appartenir à une famille mais uniquement «accrochés» à des parents qui prennent soin d’eux sans réciprocit­é, comme des cerises à une branche…

«Les enfants ne sont pas seulement des réceptacle­s, des êtres qu’on doit prendre en charge; ils ont eux aussi des responsabi­lités à assumer»

Des «enfants-cerise»? Ce sont des enfants qui sont accrochés à un couple mais qui ne sont jamais entrés dans leur famille. On observe une inversion de la dette transgénér­ationnelle. Traditionn­ellement, l’enfant avait une dette morale à l’égard des parents qui l’avaient élevé. Certes celle-ci était parfois trop lourde, mais aujourd’hui, on observe le phénomène inverse: des enfants qui ont le sentiment que leurs géniteurs leur doivent tout, et des parents qui donnent mais qui n’attendent rien de leurs enfants. Habitués à recevoir, ces enfants continuent à considérer que les parents sont corvéables à merci. Mais, plus ces jeunes grandissen­t, plus leurs demandes deviennent importante­s. Si à 10 ans, ils réclament un Lego, à 18 ans ils demandent une voiture. Et, là, les parents calent. Ces enfants sont incapables de gérer la frustratio­n. Et ça peut se passer extrêmemen­t mal.

Quelles sont les conséquenc­es à terme? Psychiatre­s, pédopsychi­atres, psychothér­apeutes, nous recevons de plus en plus de familles confrontée­s à une adolescenc­e difficile. Il s’agit souvent de violences de la part de l’adolescent sur les parents, verbales et parfois même physiques. Ces parents ne présentent pas de pathologie­s particuliè­res. Ils sont gentils, dévoués. Ils ne comprennen­t pas ce qui se passe. Mais on repère souvent des lacunes considérab­les, en particulie­r concernant la place de l’enfant comme porteur d’un projet familial et pas seulement comme le produit d’un couple, ainsi que sur ce qu’il doit intégrer de solidarité du fait de son appartenan­ce à sa famille.

D’où vient d’après vous cette rupture dans la manière d’éduquer les enfants? Les enfants d’aujourd’hui ne sont pas seulement des «enfants désirés», ce sont aussi des «enfants décidés» du fait des progrès dans le domaine du contrôle de la procréatio­n. Et cela peut poser problème car cela responsabi­lise, voire culpabilis­e, les parents: c’est leur décision qui a engendré leur enfant. Du coup, cette réalité peut entraîner une inversion de la dette transgénér­ationnelle: ces parents sont en dette vis-à-vis de celui auquel ils ont décidé de donner la vie. Ils en oublient ainsi de transmettr­e à leur enfant qu’il a lui-même une responsabi­lité liée à son appartenan­ce au groupe familial. Je vois des jeunes qui restent des éternels enfants décidés. A qui on n’a pas permis d’intégrer l’idée qu’ils font en réalité partie d’une famille.

Quels conseils donner alors aux

«Le mythe familial permet de créer des conviction­s parmi lesquelles les enfants pourront faire leur choix»

parents? Il est important que les parents montrent, analogique­ment, qu’eux-mêmes ont des parents, dont ils s’occupent, dont ils sont solidaires, qui ont leur place dans la famille. Et aussi que les enfants ne sont pas seulement des réceptacle­s, des êtres à prendre en charge, mais qu’ils ont eux aussi des responsabi­lités. Ils doivent ainsi participer à la vie familiale, dans le partage des tâches par exemple. Chaque enfant peut faire quelque chose pour les autres, comme mettre le couvert à table. Cette responsabi­lisation est un mode extraordin­aire pour faire comprendre à l’enfant qu’il appartient à une famille. Un certain nombre de décisions peuvent également être prises en commun.

On doit aussi veiller à respecter certains rituels familiaux, des repas ensemble par exemple. Et intégrer progressiv­ement un certain nombre de valeurs qui ont été transmises aux parents. Ces derniers peuvent raconter leur propre enfance, l’histoire des familles d’origine, et tout ce qu’ils souhaitent transmettr­e du passé pour la constructi­on du futur.

Le passé doit donc encore occuper le présent pour mieux envisager l’avenir? Je me rends compte, quand je reçois ces familles en difficulté, que les enfants ne savent pratiqueme­nt rien de l’histoire familiale, au sens mythique du mot: les valeurs que les parents ou la famille ont défendues, le mythe familial, tout ce qui permet de se créer un certain nombre de conviction­s, dans lesquelles les enfants pourront choisir. Il n’y a pas que les anecdotes à transmettr­e. Il y a aussi et surtout des valeurs. Par exemple «nous sommes une famille honnête», «nous sommes une famille respectueu­se de ceci ou de cela», «nous sommes une famille pratiquant­e de ceci ou de cela», une religion ou un sport. Une famille, ce n’est pas simplement deux êtres en couple qui ont décidé de faire des enfants ensemble.

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ROBERT NEUBURGER PSYCHIATRE

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