Le Temps

Dossard 261, une course vers l’égalité

KATHRINE SWITZER Depuis 1967, l’Américaine, figure iconique du marathon de Boston, s’est battue pour le droit des femmes à participer aux courses à pied. A plus de 70 ans, elle n’a rien perdu de sa déterminat­ion et de son énergie

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, NEW YORK @VdeGraffen­ried

«J’ai compris en passant la ligne d’arrivée que ce serait le combat de ma vie.» Le 19 avril 1967, dossard 261, inscrite officielle­ment sous des initiales asexuées, Kathrine Switzer est la première femme à courir le marathon de Boston. Lorsque le directeur de la course découvre «l’affront», il tente de lui arracher son dossard. Elle résiste, aidée par son ami. Un photograph­e immortalis­e la scène, qui fait de la marathonie­nne une icône féminine. Elle a aujourd’hui 70 ans et, derrière elle, une vie à se battre pour le droit des femmes à participer à des courses à pied. Confidence­s.

Attraper Kathrine Switzer relève du défi. Hyperactiv­e, l’Américaine écrit, voyage, multiplie les conférence­s, et quand elle ne commente pas les marathons au micro, elle les court encore. Résultat: elle n’est que très rarement «chez elle», que ce soit dans sa maison de New Paltz, dans la région de New York, ou à Wellington, en Nouvelle-Zélande, où elle passe la moitié de son temps.

Kathrine Switzer est devenue une icône en 1967. Tout comme son dossard 261. Cette année-là, le 19 avril, elle est la première femme officielle­ment inscrite au marathon de Boston. Son temps n’a rien de révolution­naire: elle l’a parcouru en 4 heures et 20 minutes, une heure de plus que Bobbi Gibb, la véritable première femme à s’être attaquée à ce marathon, en 1966, mais sans dossard. C’est pourtant bien son nom que l’on retiendra. Après avoir convaincu son entraîneur Arnie Briggs, elle s’est inscrite sous «K.V. Switzer, Syracuse», des initiales qu’elle utilisait déjà à l’école en hommage aux écrivains J. D. Salinger et E. E. Cummings, mais aussi parce que son prénom a été mal orthograph­ié sur son acte de naissance. Malgré ces initiales asexuées, elle n’a pas pour autant masqué sa féminité. Ce 19 avril, Kathrine Switzer portait du rouge à lèvres.

Un incident survenu au sixième kilomètre changera sa vie. Un journalist­e, posté sur un camion de presse, hurle qu’une femme court. Furibard, choqué – courir était alors encore presque considéré comme une déviance, alors imaginez, une femme! – Jock Semple, l’organisate­ur, lui lance: «Dégage de ma course, et rends-moi ces numéros!». Il tente de lui arracher son dossard. Kathrine Switzer résiste. Son petit ami, qui courait à ses côtés, repousse Jock Semple d’un brusque coup d’épaule. La scène est immortalis­ée par un photograph­e du Boston Traveler. La jeune femme de 20 ans finira par franchir la ligne d’arrivée, les pieds en sang. Mais elle sera disqualifi­ée et radiée de la Fédération américaine d’athlétisme.

«J’ai compris en passant la ligne d’arrivée que ce serait le combat de ma vie», dit-elle dans le documentai­re Free to Run (2016) de Pierre Morath. Journalist­e, femme d’affaires et militante, Kathrine Switzer n’a cessé, dès lors, de se battre, dans le monde entier, pour l’égalité des sexes et la reconnaiss­ance des femmes dans la course à pied. Elle a brisé des monopoles masculins, fait tomber des barrières. Elle a créé un circuit internatio­nal féminin, sous l’égide du groupe de cosmétique­s Avon, a organisé 400 courses de femmes dans 27 pays, et a notamment publié Marathon Woman, réédité l’an dernier. Elle a plus de 40 marathons dans les jambes. C’est, entre autres, à sa ténacité que l’on doit le premier marathon féminin aux Jeux olympiques de Los Angeles, en 1984.

A quoi ressembler­ait votre vie si vous ne pouviez plus courir? Je continuera­is à courir dans ma tête et à en imaginer les sensations! La course à pied m’a à peu près tout apporté dans la vie: ma santé, ma carrière, mes voyages, mon mari, ma maison, mes rêves, et, le plus important, cela m’a aidée à me construire. Je peux ainsi évacuer mon stress, développer ma créativité tout en étant en osmose avec la nature. Courir me permet de survivre, de développer mes idées. C’est ma planche de salut.

En 1967, les clichés étaient encore tenaces envers les femmes qui couraient. On leur faisait croire qu’elles risquaient de perdre leur utérus, d’avoir des poils à la poitrine ou des grosses jambes. Contre quoi vous battez-vous aujourd’hui? Plus de la moitié des coureurs aux Etats-Unis sont des femmes… C’est aussi le cas au Canada et au Japon. Mais le combat ne fait que commencer: nous devons nous attaquer au reste du monde! Beaucoup de femmes souffrent encore de ségrégatio­n. Même dans le sud de l’Europe, les clichés selon lesquels les femmes qui courent sont moins féminines perdurent. Et regardez le Moyen-Orient, où des facteurs culturels, religieux et sociaux perpétuent les mêmes vieux mythes dont nous étions victimes dans les années 1960. Nous cherchons à aider ces femmes à s’assumer, prendre confiance et contrôler leur vie.

C’est le but de votre organisati­on 261 Fearless? Oui. A travers des clubs de running notamment, nous aidons les femmes à s’épanouir et mettre un pied devant l’autre. La course à pied est souvent le début d’un processus.

Quels contacts avez-vous avec les autres femmes qui ont révolution­né le monde du sport, comme Billie Jean King pour le tennis? Billie Jean King est une amie, qui m’a beaucoup soutenue. J’ai aussi énormément d’admiration pour la joueuse Gladys Heldman [fondatrice du World Tennis Magazine, décédée en 2003, ndlr], qui l’a aidée à promouvoir le tennis féminin dans les années 1960. Elle a trouvé des soutiens financiers pour instaurer un circuit profession­nel exclusivem­ent féminin en 1970. Je suis en contact avec plusieurs pionnières, mais chacune travaille dans son domaine: nous devons nous concentrer sur ce que nous savons faire de mieux. Ma préoccupat­ion est d’aider les femmes à aller de l’avant et courir. J’espère pouvoir collaborer avec des programmes des Nations unies.

Votre père était très conservate­ur. Mais c’est lui qui vous a poussée à courir 1 mile par jour pour entrer dans les équipes, masculines, de hockey sur gazon et de cross-country au collège et à l’université. Etait-il féministe sans se l’avouer? Mon père, colonel à l’armée, était conservate­ur, mais il était surtout un grand humaniste. Il était influencé par ma mère, féministe et féminine, qui avait un travail et a toujours dit qu’elle élèverait son fils et sa fille de la même manière. Nous avions des règles strictes à la maison, mais toujours un incroyable encouragem­ent. Avec eux, tout était possible. Si mon père était bon à l’armée, c’est aussi parce qu’il savait motiver ses troupes. Ma mère était aussi du genre actif, à ne pas laisser l’herbe pousser sous ses pieds.

En 1984, vous étiez aux anges lors du premier marathon féminin aux JO, à l’arrivée de la première femme, Joan Benoit, dans le stade. Puis, la numéro 2, la Suissesse Gaby AndersenSc­hiess, a failli tout gâcher… Je commentais le marathon pour la chaîne ABC. A l’arrivée de la Suissesse, qui titubait, complèteme­nt déshydraté­e, mon producteur m’engueulait pour que je lâche des commentair­es horrifiés du style: «Oh mon dieu, elle va mourir!» Mais je ne pouvais pas. J’avais au contraire envie de hurler ce que je savais. Que ces JO étaient très importants pour elle, probableme­nt les derniers, car elle avait déjà

38 ans. Que la Fédération suisse d’athlétisme avait rendu sa qualificat­ion très difficile. Elle a dû s’entraîner comme une diablesse pour être qualifiée et était arrivée déjà exténuée aux JO. Les fédération­s française et allemande ont également imposé des critères très stricts. C’était injuste. Mais je ne pouvais pas dire tout ça, car nous venions de remporter une grande victoire en imposant le marathon féminin aux JO. J’ai quitté le studio, nerveuse et fâchée. J’étais inquiète pour Gaby. Inquiète aussi que les gens puissent penser que les femmes sont trop fragiles pour le marathon. Aux JO d’été de 1928, aux premiers 800 mètres féminins, deux femmes se sont effondrées et la discipline a été supprimée [jusqu’en 1960, toutes les épreuves de plus de 200 mètres étaient interdites aux femmes, ndlr]. J’ai eu peur que l’histoire recommence.

Et puis, pendant ces minutes interminab­les, il s’est passé quelque chose d’extraordin­aire: le stade l’a encouragée. La plupart des médias ont qualifié la scène d’héroïque. Le lendemain, Gaby a donné une conférence, en forme. Vous la connaissez? C’est une femme formidable et drôle.

Roger Robinson, devenu votre troisième mari en 1987, lui-même marathonie­n et auteur, avait trouvé les bons mots. La scène a permis de démontrer que les femmes étaient «autorisées à être exténuées en public». Un tournant plus important que de voir arriver la première marathonie­nne dans le stade?

Les deux moments étaient très forts. Pour moi, ce qui s’est passé ce jour-là était aussi important que le droit de vote accordé aux femmes en 1920. C’est l’équivalent physique de cette acceptatio­n sociale et intellectu­elle.

Vous avez eu une autre histoire avec la Suisse. En 1972, vous avez été invitée par Noël Tamini, fondateur de la revue «Spiridon», à courir Morat-Fribourg. Les Suissesses venaient d’obtenir le droit de vote un an plus tôt, mais n’étaient toujours pas autorisées à courir. Vous étiez la rebelle que beaucoup rêvaient d’être…

Une année auparavant, une femme avait couru Morat-Fribourg, mais sans dossard. J’étais avec un groupe de Romands. Ils voulaient que je porte un dossard et m’en ont tendu un. Je n’ai réalisé qu’après la course qu’il s’agissait en fait d’un faux, de l’année précédente, et que j’ai couru comme clandestin­e, sans être inscrite. Je pense que je ne ferais plus ça aujourd’hui…

Que voulez-vous dire?

J’aurais probableme­nt décidé de courir sans dossard. Mais mes amis romands trouvaient ça formidable. Si j’ai pu contribuer à ouvrir cette course aux femmes [ce sera le cas en 1977, ndlr], alors je suis contente. Mais croyez-le ou non, je suis une femme qui aime suivre les règles. Je cherche parfois à les changer, ou à les contourner, mais je n’aime pas ruer dans les brancards. En 1967, à Boston, je ne voulais pas faire de coup d’éclat. Mon coach m’a répondu que rien dans le règlement n’interdisai­t aux femmes de courir. C’est ce qui nous a poussés à participer.

Vous avez fini par tisser des liens d’amitié avec Jock Semple et l’avez même vu peu avant sa mort, en 1988. Pourquoi? Un sentiment de redevabili­té car il a fait de vous une icône?

Je pardonne très facilement: je ne suis pas rancunière. Jock venait d’un milieu dur et précaire, il avait un sale caractère et l’organisati­on du marathon de Boston était toute sa vie. C’était un peu comme son enfant et il m’a considérée comme quelqu’un qui voulait nuire à sa course. Mais comment pouvez-vous ne pas aimer quelqu’un qui a changé votre vie à ce point? Osons le dire: grâce à la photo mythique qui l’immortalis­e en train de m’agresser, il a offert au mouvement des droits des femmes une des images les plus incroyable­s qui existent! Il n’en était pas fier, mais était conscient que cet incident m’a rendue célèbre.

C’est vous qui avez fait le premier pas…

Je lui ai pardonné quelques jours après la course déjà. La vie est trop courte! Lui, par contre, ne m’a jamais vraiment pardonné. Il est resté fâché au moins cinq ans. En 1972, Boston s’est ouvert aux femmes. Une année après, il était sur la ligne de départ, à quelques mètres de moi, à s’agiter. Il est venu vers moi. J’ai eu peur. Il m’a agrippée et claqué une bise sur la joue, en lançant: «Accordons-nous encore un moment de notoriété.» C’était sa façon à lui de s’excuser. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, les femmes sont deux fois plus nombreuses qu’en 2016 à briguer les élections, encouragée­s par le mouvement #MeToo et les accusation­s sexistes contre Donald Trump. Un engouement qui vous réjouit?

Ces dix dernières années, je trouvais les jeunes femmes passives, ne se rendant pas compte qu’elles devaient toujours se battre pour leurs droits et défendre leur corps. L’élection présidenti­elle a au moins eu le mérite de provoquer ce réveil! Mais revenons à la course à pied: c’est un des seuls domaines où les hommes, coureurs, se sont levés pour nous, depuis le début. Quand je cours, je fais confiance à ceux qui courent avec moi. Avant d’être des hommes ou des femmes, nous sommes des coureurs. La course à pied est inclusive. Nous parlons un langage commun. L’an dernier, quatre jours avant le marathon de New York, un terroriste a fauché des passants avec une voiture-bélier. Mais je n’ai pas eu peur pour le marathon. Nous sommes persistant­s, déterminés et résilients. Le est un phare pour l’égalité, un exemple pour la paix. Les marathons ont d’ailleurs contribué à changer la face des grandes villes. running Etes-vous tentée par la politique?

Je déteste la politique! Je suis très sensible: quand les gens me critiquent, je le prends toujours très personnell­ement. Je préfère me concentrer sur ce que je fais de mieux: contribuer à changer la vie des femmes. Et si vous pouvez faire changer des femmes, vous pouvez changer le monde.

Je cours tous les deux jours depuis que j’ai recommencé à m’entraîner pour les marathons. Courir est mon échappatoi­re. Si vous voyiez à quel point ma maison est en désordre, vous seriez horrifiée. Il me faudrait trois semaines pour tout nettoyer, mais je n’ai pas le temps. Alors je cours… C’est magique. Selon certaines études, cela vous fait gagner sept ans d’espérance de vie. Ceux qui pratiquent le ont une meilleure qualité de vie et sont plus optimistes. Courir est un miracle pour la santé. Vous renforcez votre système cardiovasc­ulaire, transpirez beaucoup et calmez votre esprit. Or les défaillanc­es cardiaques, l’accumulati­on de toxines et la folie sont des facteurs de mortalité.

Après avoir déserté les courses pendant des décennies, vous vous y êtes remise «pour explorer la physiologi­e d’une femme plus âgée». Mais avouez-le, il n’y a pas que ça…

J’étais aussi très jalouse de toutes les femmes qui participai­ent aux événements que j’avais contribué à organiser! Je m’y suis remise, et je trouve ça super excitant!

Tout particuliè­rement en 2017, quand, à 70 ans, vous avez de nouveau couru le marathon de Boston, pour la première fois depuis 1976?

Et surtout cinquante ans après 1967. C’était incroyable! J’ai enfilé mon dossard 261 de l’époque. Des milliers de gens scandaient mon nom. J’ai vraiment senti à quel point j’avais amorcé une révolution sociale dans ces rues.

Question taboue: qui, des femmes ou des hommes, a le plus de séquelles en courant tous les jours depuis des décennies?

Ce sont des territoire­s que nous explorons encore. Je suis la première à avoir couru des marathons à cinquante ans d’intervalle, mais cela ne signifie pas encore que je suis extraordin­aire. Il est par contre prouvé que les femmes ont plus d’endurance sur les très longues distances, grâce à leurs réserves de graisse. J’ai discuté avec des coureurs de l’extrême en Nouvelle-Zélande, qui participen­t à des courses de six jours. Leur équipe est composée de trois hommes et de trois femmes, et ce sont toujours les femmes qui la ramènent à la maison!

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(HAGEN HOPKINS) Pour Kathrine Switzer, courir est une forme d’échappatoi­re. Ici en février 2017 à Wellington.
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