Le dilemme des joueurs de poker
Continuer à jouer en ligne sur les plus grandes plateformes ou participer de nouveau à des tournois publics à mises réelles? A quelques semaines du vote sur les jeux d’argent, les passionnés du poker sont divisés
«Nous avons gardé le local, nous avons les tables. Dès le changement de législation, nous sommes prêts à repartir!» CHARLY MAURON, FONDATEUR DE FRIPOKER
Mardi soir, 19 heures. Dans l’arrière-salle lausannoise du Mi Bar Lounge, 30 personnes sont réunies autour de trois tables de poker aux tapis noirs. Casquettes et lunettes de soleil sont de sortie. Les âges se côtoient, les genres un peu moins: seules quatre femmes répondent à l’appel. La fumée blanche des vapoteuses remplace celle des cigares et Las Vegas est bien loin, mais peu importe: la partie annonce complet et tout le monde est prêt à en découdre. «On commence!» crie une joueuse.
La loi sur les jeux d’argent sera soumise au vote le 10 juin prochain. Mais qu’en pensent les joueurs? Le débat n’aurait pas lieu d’être sans eux, pourtant absents du terrain médiatique. Les aficionados du poker sont particulièrement concernés: un oui ouvrirait à nouveau la porte aux tournois publics à mises réelles, interdits depuis 2010, mais il mettrait un terme au poker sur les plus grandes plateformes en ligne. Les sites de jeu étrangers seraient en effet interdits d’accès au marché suisse. Un dilemme cornélien.
Rejouer comme en 2010
Retour en salle. Une salve d’applaudissements salue l’élimination de François, trente-sept ans de poker au compteur. Pour lui, il y a deux types de joueurs: «les online, qui sont très fâchés par la loi, et les «live», qui se réjouissent du retour des tournois avec argent». Mais la plupart jouent sur les deux plateformes, souligne-t-il, «ce qui complique la décision». Lui votera oui, «pour pouvoir rejouer comme en 2010».
Le retour des tournois publics à mises réelles, Charly Mauron l’attend depuis huit ans. Entre 2008 et 2010, quand la loi le permettait, le Fribourgeois s’était fait un nom dans le milieu avec son établissement Fripoker. Puis le Tribunal fédéral avait mis un terme à l’aventure. «Suite à l’interdiction du poker hors casino, tous nos tournois sont annulés jusqu’à nouvel ordre», annonce son ultime tweet, daté de juin 2010. Mais le vent pourrait bientôt tourner et Fripoker renaître de ses cendres: «Nous avons gardé le local, nous avons les tables. Dès le changement de législation, nous sommes prêts à repartir!»
Moins optimiste que les référendaires, qui martèlent qu’un blocage web se contourne d’une pirouette de VPN, il craint des mesures plus draconiennes en cas de oui: «Quand le site britannique Pokerstar a été contraint de serrer la vis dans les pays voisins, les Suisses ont dû envoyer des relevés bancaires pour apporter une preuve de domiciliation. Un VPN pourrait ne pas suffire.» Cependant, dit-il, «ce n’est pas le poker qui pose des problèmes d’addiction mais plutôt la roulette. Le poker demande du savoir-faire, contrairement aux machines de casino où il suffit d’appuyer sur un bouton.»
«Les casinos n’y connaissent rien»
Les maisons de jeu suisses ont mauvaise presse chez les joueurs et chez David Delbé, l’organisateur du tournoi de la soirée: «Les casinos se sont battus pour interdire les tournois de poker à mises réelles et ils n’en organisent aucun euxmêmes parce que ça ne rapporte pas assez d’argent. Et maintenant ils veulent aussi s’arroger le jeu en ligne! C’est injuste.» Les jetons utilisés ce soir n’ont pas d’équivalent monétaire, l’inverse serait illégal. Un oui lui permettrait toutefois de réintroduire de l’argent sur ses tables.
Il balaie cette éventualité: «Ce n’est pas notre créneau, nous resterons gratuits.» La loi, lui, il est contre: «C’est absurde de donner un tel monopole web du jeu aux casinos. En plus, ils n’y connaissent rien.» Seules les maisons de jeu disposant d’un siège physique en Suisse pourraient proposer des jeux en ligne, qui ne seraient ouverts qu’aux résidents. Or, de l’avis général, le pays est trop petit pour permettre au jeu de poker en ligne de se maintenir. Inadmissible pour Jean, éliminé lui aussi: «Je joue vingt-quatre à trente-six heures par semaine sur internet, dit l’ouvrier. J’aime jouer en live comme ici, mais le web permet de s’entraîner à n’importe quelle heure, depuis n’importe où. C’est irremplaçable.»
«Un blocage d’internet me fait peur»
Fervent joueur online et live – où il a engrangé plus de 300000 francs dans sa carrière – Serge Didisheim est un poids lourd helvétique du jeu aux quatre As. Soucieux de son activité sur internet, il est allé jusqu’à mandater un avocat pour s’enquérir de la légalité du jeu en ligne sur des sites étrangers. Une «zone grise», lui a répondu l’homme de loi. «Si on nous propose un système plus clair, je signe tout de suite, dit-il. Le fonctionnement sauvage actuellement en place n’est clairement pas satisfaisant.»
Toutefois, un verrouillage complet n’est, selon lui, «pas la bonne manière de résoudre le problème». Comme nombre de ses compères, il fustige les maisons de jeu: «Le point de départ de cette solution absurde, c’est le lobby des casinos. Ce sont pourtant leurs machines qui font le plus de ravages. Cette loi est hypocrite.»
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