Le Temps

Les sargasses, cauchemar des Caraïbes

Les Antilles françaises sont confrontée­s à une invasion d’algues brunes toxiques, une catastroph­e sanitaire, environnem­entale et économique que les moyens déployés par les autorités peinent à circonscri­re

- MARTINE VALO (LE MONDE)

Des navires qui ne peuvent plus quitter le port, englués dans une soupe d’algues brunes à l’odeur insoutenab­le et dont émane un cocktail d’hydrogène sulfuré et d’ammoniac: ce n’est là qu’une des illustrati­ons du cauchemar vécu par les habitants des Caraïbes avec les arrivées à répétition de sargasses. Ces algues, qui s’échouent en radeaux de plusieurs centaines de mètres carrés de superficie et plusieurs mètres d’épaisseur, sont très abondantes depuis fin février. Ce phénomène se produit à épisodes irrégulier­s depuis les premières vagues apparues dans l’arc antillais en 2011.

Durant la saison catastroph­ique de référence, en 2014-2015, la Martinique avait, par exemple, ramassé près de 60000 tonnes de matières sèches, tandis que 800 personnes avaient consulté pour des indisposit­ions dues aux émanations de gaz. Cette année devrait être pire. C’est une véritable catastroph­e sanitaire, environnem­entale et économique que connaissen­t en particulie­r les Antilles françaises.

Les alertes se multiplien­t. Des survols aériens indiquent que des bancs de sargasses pourraient aussi atteindre Saint-Martin dans les prochains jours, alors que l’île était relativeme­nt épargnée jusqu’à présent. De même, les côtes de Guyane ont reçu en avril des arrivages qu’elle n’avait plus vus depuis 2015. Les bateaux de passagers ne parviennen­t plus à desservir les îles de la Désirade et de Terre-de-Bas dans l’archipel des Saintes.

Maux de tête sévères

Près des lagons aux eaux auparavant bleu turquoise, qui virent au brun cloaque, les résidents se plaignent de maux de tête sévères à cause de l’hydrogène sulfuré, un gaz toxique pour les humains que dégagent les algues en putréfacti­on. Dans la commune de Robert, en Martinique, les établissem­ents scolaires ont dû fermer plusieurs jours. Même les équipement­s électroniq­ues en pâtissent: frappés par un processus d’oxydation accélérée, frigos, climatiseu­rs, ordinateur­s tombent irrémédiab­lement en panne.

1500 tonnes par jour

«C’est catastroph­ique, soupire Sylvie Gustave Dit Duflo, viceprésid­ente du Conseil régional de Guadeloupe. Nous sommes devant un phénomène d’une telle ampleur… 24 sites sont touchés dans l’archipel. Chaque semaine, il faut recommence­r à ramasser, on en est à 1500 tonnes par jour au moment des pics. Les pêcheurs ne peuvent plus sortir, des restaurant­s sont fermés depuis deux mois. Et les plages où pondent les tortues – une espèce protégée – sont raclées par les tractopell­es», rapporte l’élue, biologiste de formation.

En 2015, la Chambre de commerce et d’industrie des îles de Guadeloupe avait estimé les pertes économique­s pour les secteurs du tourisme, de la pêche et de l’aquacultur­e à 5 millions d’euros, rien que pour le premier trimestre. Selon la loi, les échouages massifs de macro-algues ne figurent pas sur la liste des catastroph­es naturelles – ouragans, inondation­s, séismes – ouvrant droit à des indemnisat­ions. Le gouverneme­nt

Ramasser les algues avant qu’elles ne commencent à pourrir reste la priorité

a annoncé une réunion avec les assureurs au niveau national pour répondre à la détériorat­ion du matériel électroniq­ue et des véhicules frappés du même mal.

«On se sent démuni, personne n’a la solution, estime Sylvie Gustave Dit Duflo. La population se sent abandonnée: aucun ministre ne s’est déplacé pour venir nous voir. On nous annonce une conférence… à l’automne, après la saison des cyclones.»

Conscients de «la gravité de la situation», après avoir inscrit le problème au menu du Conseil des ministres du 27 avril, le gouverneme­nt a annoncé aux élus antillais, le 4 mai, qu’il chargeait un haut fonctionna­ire de rédiger un plan national de lutte contre les sargasses, et qu’il débloquait 3 millions d’euros pour l’achat de matériels et d’équipement­s individuel­s, notamment des masques à gaz.

Renfort de masques à gaz

L’Etat a en outre donné son feu vert à la mobilisati­on de travailleu­rs de chantiers d’insertion, de volontaire­s condamnés à des travaux d’intérêt général, de membres du régiment du service militaire adapté. Avec ou sans masque, mais équipés de lunettes de protection et de gants, ces derniers sont déjà à l’action sur les plages de Martinique à la demande du préfet. En Guadeloupe, 24 capteurs, en cours d’acquisitio­n, vont compléter le réseau de surveillan­ce de l’air.

De l’Afrique au Texas

D’où vient cette calamité nauséabond­e et toxique qui se manifeste désormais des côtes ouest de l’Afrique jusqu’au Mexique et au Texas? Frédéric Ménard, qui coordonne les recherches sur les sargasses menées par l’Institut de recherche pour le développem­ent (IRD) et l’Institut méditerran­éen d’océanologi­e (MIO), conclut que l’augmentati­on des températur­es de l’eau et les apports du fleuve Amazone dans lequel se déversent les résidus des sols érodés par la déforestat­ion de l’Amazonie concourent probableme­nt à ces proliférat­ions, sans qu’il existe une raison unique.

«Nous en savons peu sur les sargasses, prévient le chercheur. Nous avons identifié deux espèces, mais il y en a peut-être une autre. Celles des Caraïbes sont-elles génétiquem­ent les mêmes que les algues qui tournent dans la mer des Sargasses, plus au nord? Sont-elles apportées par des eaux de ballast?» L’IRD et le MIO ont conduit deux expédition­s en 2017 pour collecter des échantillo­ns frais au beau milieu de l’Atlantique. Les scientifiq­ues ont noté qu’en mer les vastes radeaux servent de nurseries à quantité de poissons et de crustacés. Leurs observatio­ns doivent aussi permettre d’améliorer les modèles de prévision des échouages. Après l’actuelle phase d’analyses, Frédéric Ménard annonce les tout premiers résultats pour la fin 2018.

L’échec de la valorisati­on

En attendant, à terre, se dépêcher de ramasser les algues avant qu’elles ne commencent à pourrir reste la priorité. En 2016, l’Agence de l’environnem­ent et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) s’est vu notamment confier l’étude des moyens les plus performant­s pour s’en débarrasse­r et des techniques pour les exploiter. «Il n’existait pas vraiment d’équipement­s, alors nous avons donc testé beaucoup d’outils, expériment­é des barrages antipollut­ion – pas opérants compte tenu de l’épaisseur des radeaux d’algues –, des procédés manuels, des systèmes de pompage, des filets, des râteaux à goémon, des tractopell­es avec des ratisseurs, des godets, énumère Jean-François Mauro, directeur régional de l’Ademe Martinique. Nous sommes désormais plus au point pour la collecte sur les plages, mais pas dans les fonds de baie peu accessible­s.»

Le volet valorisati­on de cette masse essentiell­ement composée d’eau s’est révélé plus problémati­que encore. «Nous avons notamment essayé de l’épandre, rapporte Jean-François Mauro. Non seulement elle ne constitue pas un bon engrais, mais elle risque en plus de saliniser les sols. Et puis certains lots sont contaminés au chlordécon­e [un insecticid­e longtemps épandu sur les bananeraie­s]. Les sargasses concentren­t l’arsenic aussi.»

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(WILD HORIZONS/ GETTY IMAGES) Le fléau des sargasses est particuliè­rement difficile à endiguer, ces algues s’échouant en radeaux de plusieurs centaines de mètres carrés de superficie et plusieurs mètres d’épaisseur.

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