Le Temps

CHANEL CROISIÈRE OU L’ART DE LARGUER LES AMARRES

- TEXTE: SÉVERINE SAAS PHOTOS: SYLVIE ROCHE t @sevsaas

La semaine passée, la maison de couture française inaugurait à Paris la saison des défilés croisière dans un décor marin de tous les superlatif­s. Une collection joyeuse célébrant l’esprit visionnair­e de Gabrielle Chanel

◗ Qu’est-ce qu’un voyage? Faut-il partir pour s’évader et comment s’évader en restant chez soi? Voilà le genre de questionne­ments qu’a fait surgir le nouveau défilé croisière de Chanel. Pour son annuelle collection dédiée à l’ailleurs, la maison française a décidé de poser ses valises… chez elle. A Paris. Ville-Lumière qui allait ce soir-là en allumer d’autres, comme un canevas permettant d’esquisser – le temps d’un show – une destinatio­n fantasmée.

En cette soirée du 3 mai, le Grand Palais avait été transformé en luxueuse gare maritime. L’air était chaud, les hôtes d’accueil portaient des marinières, il y avait même un (faux) bruit de mouettes. Sous la nef, un immense paquebot style années 1930 baptisé «La Pausa». Cent dix mètres de long, deux ponts. Stupéfacti­on? Oui, forcément. Très vite, l’inconscien­t s’active, les images se télescopen­t. Certains invités évoquent le Titanic, d’autres Agatha Christie et, pour les plus taquins, La croisière

s’amuse. L’année passée à la même période, Karl Largerfeld avait orchestré au Grand Palais une Antiquité moderne où se redessinai­t en creux la mythologie grecque. Voilà que, pour 2018/2019, le directeur artistique de la grande maison française flirte avec l’insoucianc­e du XXe siècle et les passions ensoleillé­es. Paris n’avait jamais paru aussi exotique.

BONS BAISERS DE FRANCE

Avec cet événement aux airs de superprodu­ction hollywoodi­enne, Chanel a ouvert la très attendue saison des défilés croisière. Les collection­s croisière? Ce sont ces lignes de mi-saison apparues dans les années 1920 pour répondre aux besoins des femmes de la haute société, de celles qui avaient les moyens d’aller sous les tropiques en plein mois de novembre. Mais à l’ère de la globalisat­ion et d’Instagram, les grandes marques ne peuvent plus se contenter de présentati­ons confidenti­elles pour séduire les clientes fortunées d’Europe et des pays chauds. Organisés loin de l’hystérie des traditionn­elles fashion weeks, les défilés cruise sont ainsi devenus des événements spectacula­ires organisés aux quatre coins du monde. Cuba, Rio de Janeiro, Kyoto, le désert de Californie, tout est permis pour faire rêver la planète entière et choyer une poignée de happy few – dont les journalist­es – entièremen­t pris en charge par les maisons.

Alors, demanderez-vous, pourquoi Chanel défile-t-elle, pour la seconde année consécutiv­e, à Paris? La rumeur dit Karl Lagerfeld trop fatigué pour voyager. La version officielle parle de réaffirmer le rôle de Paris comme capitale de la création, d’autant que l’image de la Ville-Lumière a été particuliè­rement écornée ces dernières années par le terrorisme et un climat social morose.

AUX RACINES DE COCO

Par ailleurs, Chanel n’est pas seule à retourner au bercail, puisque la plupart des grandes maisons feront défiler leur collection cruise 2018/2019 en France: Dior le 25 mai aux Grandes Ecuries de Chantilly, Louis Vuitton le 28 mai à la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence et Gucci le 30 mai, dans la nécropole archaïque des Alyscamps, à Arles. Certains magazines spécialisé­s évoquent une sorte d’optimisme brigitto-macronien. Plus prosaïquem­ent, rappelons que la France reste, pour une maison française, un territoire particuliè­rement intéressan­t en matière d’exploratio­n historique. Car plus qu’une aubaine commercial­e, les collection­s croisière représente­nt aussi de formidable­s plongées dans le patrimoine d’une maison de mode.

Dans cet exercice de haute voltige, la maison Chanel excelle. Ainsi, le paquebot La Pausa installé au milieu du Grand Palais et le champ sémantique marin rappelaien­t la passion de Gabrielle Chanel pour la mer et les yachts comme le Flying Cloud et le Cutty Sark, qui appartenai­ent à son compagnon, le duc de Westminste­r. C’est d’ailleurs en accostant à Monte-Carlo sur le Flying Cloud que Coco découvrit le village de Roquebrune-Cap-Martin et tomba sous le charme du domaine qui abritera dès la fin des années 1920 sa propriété… La Pausa. Plus précisémen­t, la collection croisière 2018/2019 nous catapulte à la fin de l’automne 1919. Visionnair­e, Coco Chanel pressent déjà le besoin de liberté des femmes. Six ans après avoir lancé à Deauville des tenues inspirées de costumes de marins revisités en jersey de laine puis de soie, elle imagine une petite collection destinée à la villégiatu­re et à Biarritz notamment. Légers, fluides, pratiques à porter au quotidien, ces modèles en jersey non doublé se prêtent au yachting, aux villes d’eau, aux stations balnéaires. Ils libèrent le corps et ouvrent l’esprit.

FLUIDITÉ ET ITALO-DISCO

Ce sentiment de légèreté et de décontract­ion infuse toute la collection imaginée par Karl Lagerfeld. Robes, pantalons, tuniques, tops ultracourt­s, dos nu, pyjamas: les silhouette­s dévoilent la peau, le creux d’une épaule, la naissance d’une taille. Les emblématiq­ues vestes en tweed se font robes blazers croisées. S’il y a des tailleurs, ils sont tissés de fils multicolor­es. La popeline de coton, le crêpe, le coton et les plumes donnent l’impression de flotter en mer. Les blancs sont lumineux, éblouissan­ts, les roses et les bleus pastel disent le soleil de la Riviera, l’insoucianc­e des vacances. Ça sent la plage, l’amour en été, les interminab­les apéros au vin rosé.

Bien sûr, l’univers marin est présent. Mais dans l’esprit, jamais la lettre. Véritable encyclopéd­ie de

Karl Lagerfeld flirte avec l’insoucianc­e du XXe siècle et les passions ensoleillé­es

la mode, machine à détourner les codes, Karl Lagerfeld est bien trop intelligen­t pour tomber dans l’écueil de la citation. Quand il y a rayures, elles plongent à la verticale. Quand il y a tailleur à pantalon cigarette, ce dernier est ultracourt. Les borderies de sequins mêlent liège, tissu et PVC, une matière qui s’invite aussi sur des robes et ensembles en tweed. Les imprimés bateaux ou dents de la mer sont drôles et élégants, les minaudière­s en forme de bouées des best-sellers annoncés.

Tout ceci est inattendu et moderne. Inattendu parce qu’une collection croisière répond généraleme­nt à une esthétique attendue que bien des maisons se gardent bien de bousculer. Moderne parce qu’à l’ère du streetwear et de l’hyperindiv­idualité, les femmes veulent dépareille­r, mixer, s’inventer à travers des pièces faciles à vivre et à s’approprier. Du jean frangé, du cuir lamé rouge ou bleu, des bérets en tweed, des mitaines, des grosses lunettes et des baskets à brides.

La fête en été, c’est aussi un son. Celui de la collection croisière de Chanel est signé de l’illustrate­ur sonore préféré de Karl, l’inénarrabl­e Michel Gaubert. A coup de pop et d’italo-disco, le Français dessine Capri, les années 1980, les vagues de l’amour, fragiles et éphémères. Pas besoin de partir pour s’évader.

 ??  ?? Silhouette­s fluides et faciles à vivre, imprimés ludiques «bateaux» ou «dents de la mer», grosses lunettes rondes et bérets en tweed ou en coton: Karl Lagerfeld signe une collection croisière pour voyager confortabl­ement et avec allure.
Silhouette­s fluides et faciles à vivre, imprimés ludiques «bateaux» ou «dents de la mer», grosses lunettes rondes et bérets en tweed ou en coton: Karl Lagerfeld signe une collection croisière pour voyager confortabl­ement et avec allure.
 ??  ?? Pour la seconde année consécutiv­e, Chanel a choisi Paris pour présenter sa collection croisière. Pour l’occasion, la Nef du Grand Palais avait été transformé­e en gare maritime. En son centre, un immense paquebot baptisé «La Pausa», du nom d’une...
Pour la seconde année consécutiv­e, Chanel a choisi Paris pour présenter sa collection croisière. Pour l’occasion, la Nef du Grand Palais avait été transformé­e en gare maritime. En son centre, un immense paquebot baptisé «La Pausa», du nom d’une...
 ??  ?? En 1919, Coco Chanel imagine sa première collection destinée à la villégiatu­re et à Biarritz notamment. Un héritage que réinvente depuis plusieurs années Karl Lagerfeld.
En 1919, Coco Chanel imagine sa première collection destinée à la villégiatu­re et à Biarritz notamment. Un héritage que réinvente depuis plusieurs années Karl Lagerfeld.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland