Le Temps

LA FRONTIÈRE, CET ÉTERNEL RECOMMENT

- PAR GAUTHIER AMBRUS (B.-M. KOLTÈS, «COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS», MINUIT, 1989)

Alors qu’en Europe se dressent à nouveau des murs, réels ou symbolique­s, pour tenir les migrants à distance, comment penser aujourd’hui le concept de frontière? «Combat de nègre et de chiens», la pièce de Bernard-Marie Koltès, peut nous y aider

◗ On s’était déjà habitués à la disparitio­n des frontières intérieure­s en Europe, et les voilà qui réapparais­sent tout à coup sous une autre forme, là où on ne les attendait pas. Frontières humaines qui s’improvisen­t au milieu des montagnes, sur un quai de gare, voire n’importe où. Les images des migrants africains essayant de traverser les Alpes dans l’espoir de rejoindre la France ont laissé des traces, créant le malaise quand ils étaient repoussés de force, quelques-uns y laissant leur vie. Malaise aussi, mais d’un autre genre, devant cette étrange chaîne humaine formée par les militants «identitair­es» anxieux de verrouille­r les frontières de l’Europe, en son coeur même. Deux tentatives désespérée­s, chacune à sa manière.

Qu’est-ce qui constitue aujourd’hui une frontière, si elle n’existe que pour certaines catégories d’êtres humains, quand

«Oui, la France serait belle, ouverte aux peuples du monde, tous les peuples mêlés déambulant dans ses rues; et l’Afrique serait belle, libre, généreuse, sans souffrance, mamelle du monde! (Un temps.) Mon projet vous fait rire? Pourtant voilà une idée plus fraternell­e que la vôtre. C’est ainsi que moi, monsieur, je veux et je persiste à penser»

d’autres voudraient en faire surgir par la seule force de leur corps? Une chose est indéniable: les frontières sont faites, plus que jamais, de réalité humaine. L’Europe refuse depuis belle lurette de se définir en termes identitair­es. Mais voilà que ses valeurs d’ouverture se trouvent au défi d’un monde qui se met en marche, prenant acte de la chute progressiv­e des barrières qui retenaient chacun chez soi, comme assigné à résidence. Comment concevoir encore une concitoyen­neté dans de telles conditions, un espace de vie partagé avec le reste de l’humanité, mais qui reste vivable et cohérent.

Devant une question aussi difficile, on se sent le droit d’aller chercher la réponse dans des lieux improbable­s. Pourquoi pas la pièce d’un dramaturge français encore inconnu quand l’oeuvre est mise en scène pour la première fois, en 1982 à New York: Combat de nègre et de

chiens, de Bernard-Marie Koltès, publiée deux ans plus tôt. C’est un quasi-huis clos qui se déroule en Afrique noire, sur un chantier dirigé par une entreprise française. Les deux principaux personnage­s blancs tentent de négocier une issue avec le frère d’un ouvrier mort, au milieu d’un environnem­ent aussi menaçant qu’il les fascine. L’un réagit par l’intimidati­on, l’autre cherche un accommodem­ent, mais tous deux ont dû accepter que le continent leur restera à jamais fermé. «Nègres» et Blancs sontils destinés à rester dans des vies séparées?

UNE VILLE POUR TOUS

L’un des Français avoue caresser pourtant un rêve, non, un projet, qui pourrait peut-être se réaliser un jour. Pourquoi ne pas installer les quelques milliards d’humains que compte la planète dans une immense ville composée de tours avec quarante étages? C’est matérielle­ment possible, il a fait le calcul. On choisirait pour la bâtir un pays où la vie est facile, la France par exemple. Comme cela, tous les hommes seraient obligés de cohabiter, il n’y aurait plus ni guerres, ni pays riches et pauvres. Le reste du globe serait libre, disponible. Les ressources naturelles de l’Afrique pourraient alors être exploitées, à petites doses, sans le risque de léser qui que ce soit, puisque tout le monde en profiterai­t au même titre.

C’est un rêve d’ingénieur, et d’idéaliste mal repenti, sachant pertinemme­nt qu’il ne pourra jamais se réaliser. Mais il continue malgré tout d’y croire un peu, pour contrebala­ncer le sentiment d’étouffemen­t qui l’assaille dans le camp retranché où il est obligé de vivre. Est-il vraiment plus fou qu’un autre? ▅

Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que

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