Le Temps

«Le modèle américain ne fonctionne plus»

LECTURE Dans leur dernier ouvrage, les économiste­s Anton Brender et Florence Pisani dénoncent un modèle américain beaucoup trop axé sur le laisser-faire et qui se traduit par l’absence de progrès social depuis quarante ans

- PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUEL GARESSUS, ZURICH @garessus

Dans L’économie américaine (Ed. La Découverte, 2018), Anton Brender et Florence Pisani, économiste­s auprès de Candriam Investors Group, dressent le portrait d’une économie qui ne génère plus de progrès social et qui assiste sans intervenir à l’affaibliss­ement de la classe moyenne sous l’effet de la globalisat­ion et des nouvelles technologi­es. Entretien.

Les Etats-Unis connaissen­t le plein emploi, enregistre­nt la plus forte hausse des salaires depuis longtemps et la confiance des entreprise­s est au plus haut, pourquoi ditesvous qu'ils sont dans une impasse? Anton Brender et Florence Pisani: L’économie se porte bien. Mais depuis quarante ans les rémunérati­ons de la moitié des emplois américains n’ont pratiqueme­nt pas progressé en termes réels (hors inflation). C’est ce paradoxe qui a conduit à l’élection de Donald Trump et notre livre tente de l’expliquer. L’économie américaine est puissante et innovante mais depuis plusieurs décennies déjà, elle ne parvient plus à générer du progrès social.

Le constat n'était-il pas identique avec Barack Obama puisque le progrès social est en panne depuis quarante ans? Si, bien sûr. Mais dans une démocratie, une victoire populiste est longue à mûrir. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump a été rendue possible par la détériorat­ion continue de la situation économique et sociale d’une partie de l’électorat traditionn­el du Parti démocrate. Directemen­t touchés par la concurrenc­e internatio­nale et l’automation, ces électeurs ont été sensibles aux promesses d’un candidat «hors norme» qui s’engageait à y remédier.

Pourquoi estimez-vous que le libéralism­e économique en est la cause? Pas le libéralism­e, mais la préférence systématiq­ue pour le libéralism­e, caractéris­tique du modèle américain, qui se traduit par une réticence extrême à l’égard de l’interventi­on de l’Etat. Pourtant, c’est une des leçons de l’expérience américaine, laissées à elles-mêmes, les forces du marché ne permettent pas à une société de faire face aux défis du progrès technique et de la concurrenc­e internatio­nale. C’est clair aussi en matière financière: Alan Greenspan [président de la Réserve fédérale américaine de 1987 à 2006, ndlr] a toujours fait confiance à la discipline de marché. Il a stimulé l’endettemen­t, sans en même temps vouloir veiller à la qualité des crédits accordés: sa politique a mené à une catastroph­e.

Suffit-il d'augmenter la quote-part de l'Etat dans l'économie pour relever ces défis? Non, bien sûr. Ce qui compte est la qualité de l’effort public, qui doit permettre à la société de faire face à ces défis. Aux Etats-Unis, une grande partie des emplois industriel­s, relativeme­nt bien rémunérés, ont disparu. D’autres, bien rémunérés eux aussi, sont apparus dans la santé ou dans le secteur des services aux entreprise­s. Mais pour les occuper, il faut disposer des qualificat­ions nécessaire­s. Cela suppose un effort continu de formation que l’Etat américain n’a ni fourni ni stimulé. Or, si rien n’est fait pour aider ceux qui avaient un emploi industriel à se requalifie­r pour occuper ces emplois de bon niveau dans les services, si on n’indemnise pas ceux qui sont près de la retraite, ils n’auront d’autre choix que de chercher des emplois de services peu qualifiés et mal rémunérés. Cela maintient une pression à la baisse sur les rémunérati­ons les plus modestes. Elle explique le paradoxe évoqué plus haut: cette pression a conduit à la stagnation des salaires d’une grande partie des emplois de services créés par l’économie américaine.

Faut-il augmenter la quote-part de l'Etat autrement? La seule politique qui a aidé la société américaine à faire face au progrès technique et à l’échange internatio­nal est la priorité que l’Etat accorde au maintien du plein emploi. Seul le plein emploi pousse les entreprise­s, confrontée­s à une pénurie de main-d’oeuvre qualifiée, à faire, comme c’est le cas aujourd’hui, un effort de formation profession­nelle. Et seul le plein emploi peut éviter une érosion continue des salaires des emplois les moins qualifiés. Ce maintien du plein emploi a été d’abord assuré par le biais de la politique budgétaire. Depuis plusieurs décennies, la politique monétaire a pris le relais, le rôle du budget devenant épisodique. Le problème aujourd’hui, si un choc survient, est que la politique monétaire américaine risque de se révéler moins puissante que par le passé. Et le niveau de l’endettemen­t public pourrait limiter également les marges de stimulatio­n budgétaire. L'impôt sur le revenu n'est-il pas cet élément de rééquilibr­age social? En principe oui. L’impôt permet de redistribu­er plus ou moins directemen­t par des transferts ou des investisse­ments publics une partie des gains qu’apportent à nos sociétés l’échange internatio­nal et le progrès technique. Donald Trump promettait d’augmenter les investisse­ments dans les infrastruc­tures… et de baisser les impôts. Et seule cette dernière promesse a été tenue. Sa politique va à rebours de celle qui nous semblerait la bonne!

N'avez-vous pas une vision européo-centriste de la situation américaine? Certes nous sommes Français. Mais ce n’est pas nous qui avons élu Donald Trump: pour une part au moins, ce sont ceux qui ont souffert de l’ouverture de l’économie américaine à l’échange internatio­nal. Le modèle américain a pu longtemps permettre une mobilité sociale ascendante. Il ne fonctionne plus. La mobilité sociale est moitié plus faible qu’au Canada. La mobilité intergénér­ationnelle fonctionne également de moins en moins bien: les enfants vivent moins bien que leurs parents.

Quelle est la solution? L’échange internatio­nal comme d’ailleurs le progrès technique engendrent des gains qu’il faut savoir redistribu­er. Cela nécessite une action publique continue. Plus le pays est développé et plus, pour résister à la concurrenc­e internatio­nale, il doit investir dans la qualité de ce qu’il offre aux entreprise­s qui y opèrent: la formation de sa main-d’oeuvre, celle de ses infrastruc­tures en particulie­r. Plus aussi, il doit veiller à réduire le coût des charges qu’elles assument. Le système de santé américain est le plus coûteux de la planète, mais il est loin d’être le plus efficace: la durée de vie ne progresse plus outre-Atlantique alors qu’elle continue d’augmenter dans les autres pays développés. Améliorer son efficacité permettrai­t de dégager des ressources d’investisse­ment aussi bien pour l’Etat que pour les entreprise­s!

«Laissées à ellesmêmes, les forces du marché ne permettent pas à une société de faire face aux défis du progrès technique et de la concurrenc­e internatio­nale»

Quelles sont vos prévisions? A court terme, la croissance restera soutenue en 2018 et en 2019, stimulée par les baisses d’impôts et une hausse des dépenses budgétaire­s. Mais, sans changement de politique, la dégradatio­n de l’équilibre social va reprendre dès la prochaine récession, avec des conséquenc­es qui, à l’instar de l’arrivée de Donald Trump, sont difficiles à prévoir. ▅

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(JOSHUA ROBERTS/REUTERS) Le succès du populisme, avec l’élection de Donald Trump, s’explique en partie par la stagnation des salaires et le déclin de la classe moyenne.
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FLORENCE PISANI ÉCONOMISTE, COAUTEURE DE «L ÉCONOMIE AMÉRICAINE»
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ANTON BRENDER ÉCONOMISTE, COAUTEUR DE «L ÉCONOMIE AMÉRICAINE»

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