Le Temps

Sana Sbouai, donner une voix aux homosexuel­s en Tunisie

Dans son web-documentai­re «Nos mensonges», la journalist­e franco-tunisienne a recueilli les témoignage­s d’homosexuel­s contraints de dissimuler leur vie privée par peur des représaill­es. Un «journal intime collectif» amené à évoluer

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

«Je me suis retrouvé coincé dans une spirale: j’étais dedans, j’étais emporté. J’ai acheté une bague, un bracelet, une montre… j’ai dépensé 8000 dinars. Je me mentais à moi-même. Ce mensonge a duré deux ans. Deux ans à me faire croire à moi-même que j’allais me marier.» «Mes fiançaille­s» est l’un des témoignage­s recueillis par Sana Sbouai dans son web-documentai­re Nos mensonges, conçu comme un journal intime collectif. La journalist­e y aborde la thématique, encore taboue en Tunisie, de l’homosexual­ité. D’une ligne à l’autre, des bribes de vie saisissant­es racontent cette excuse, ce prétexte, ce petit arrangemen­t avec la vérité que les jeunes Tunisiens ont utilisé pour masquer leur sexualité, sanctionné­e par la loi. Pour l’un ce sera un «copain imaginaire», pour l’autre un «mariage blanc», un «côté playboy» ou encore une «fausse gastro».

Faroucheme­nt indépendan­te, Sana Sbouai prône un journalism­e militant hors des sentiers battus. A 34 ans, cette Franco-Tunisienne réinvente les codes du documentai­re. Loin des rédactions convention­nelles et du tumulte des tirages quotidiens, elle privilégie le temps long. «Pour prendre le temps de dérouler les fils, de revenir en arrière aussi», souffle-t-elle au téléphone. Cofondatri­ce du remuant journal en ligne Inkyfada, qu’elle a aujourd’hui quitté, la jeune femme est à Tunis dans les mois qui suivent la Révolution du jasmin. Elle y ausculte cette démocratie balbutiant­e, ce bouillonne­ment qui monte parmi la population. C’est là que naît le projet Nos mensonges, inauguré fin 2017.

Les jeunes et l’amour

Petite, Sana rêve d’être journalist­e ou avocate. «Pour faire du droit public, pas du divorce ou des succession­s», précise-t-elle. A la Faculté de droit de Nice, elle se passionne pour ces «principes très français» qui émergent du Code civil: Etat de droit, citoyennet­é, liberté, égalité. A l’arrivée, la loi ne lui permet pas de défendre les gens, du moins pas assez vite à son goût. Elle se tourne alors vers le journalism­e.

Son diplôme en poche, elle passe deux ans en Grande-Bretagne avant de mettre le cap sur la Tunisie, ce pays qu’elle ne connaît qu’à travers ses séjours d’enfance à Kairouan, ce bastion paternel, cette cité de l’intérieur, conservatr­ice et populaire. «La Tunisie des côtes, avec ses plages, ses hôtels et sa jeunesse dorée m’était complèteme­nt étrangère», confie-t-elle.

Identité mobile

En octobre 2010, elle s’envole pour Tunis avec une idée: réaliser un documentai­re sur les jeunes et l’amour. «Vu de France, je percevais le mariage comme une tradition sur le déclin, explique-t-elle, j’étais persuadée que les Tunisiens s’y pliaient pour rentrer dans le moule.» Dans la capitale, les jeunes qu’elle rencontre lui renvoient la balle. «Demandez-nous plutôt pourquoi on n’arrive pas à se marier, m’ont-ils lancé. J’ai réalisé que j’avais une mauvaise lecture de la situation. Leurs difficulté­s à quitter le domicile familial, à trouver un emploi, leur situation socio-économique, disaient beaucoup de la réalité tunisienne.»

Non arabophone, la jeune femme est très vite confrontée à la question de l’identité. «J’avais sans cesse le sentiment d’être jugée, confie-t-elle. En France je m’exaspérais que l’on me renvoie à mes racines maghrébine­s, comme si j’étais étrangère. En Tunisie, on s’étonnait que je ne parle pas la langue de mon pays d’origine.» «A ce moment-là, il y avait des manifestat­ions en permanence, des répression­s. Malgré tout, j’explorais la ville après mes cours d’arabe. Je dévorais les journaux francophon­es. La barrière de la langue oblige à être très attentif, à développer des stratégies alternativ­es. Je ne comprenais rien à ce que j’entendais, mais je comprenais tout ce que je ressentais.»

«Entrée intime»

Au fil des mois, elle multiplie les rencontres, les entretiens avec des jeunes de tous bords. «De cette entrée très intime qu’est l’amour, j’ai dévié petit à petit sur l’expérience des homosexuel­s où le mariage tient souvent lieu d’alibi.» Le terme mensonge a une connotatio­n péjorative, pourquoi l’avoir choisi? «Le nom du blog est inspiré d’un dicton tunisien: lorsqu’on ment avec une bonne intention, on parle d’un mensonge blanc.»

D’une histoire à l’autre, la journalist­e s’efface pour laisser place à ses interlocut­eurs. «Ma priorité a été de préserver leur anonymat. Chacun tente de garder son intimité secrète, pour préserver son entourage. Aucun d’entre eux ne craint la police ou la prison, tous m’ont dit: «je ne veux pas faire de peine à ma mère». L’injonction culturelle est plus forte que la loi.»

Constante évolution

Disponible à la fois en français et en dialecte tunisien, le blog contient une troisième entrée sonore. Des acteurs lisent les témoignage­s à voix haute, par souci d’anonymat une fois de plus. «Le blog n’est pas conçu comme un objet figé, précise la journalist­e. J’aimerais qu’il puisse être utilisé pour des lectures publiques, ou encore diffusé à la radio. L’objectif est qu’il soit accessible au plus grand nombre pour que l’homosexual­ité cesse d’être jugée, marginalis­ée.»

Entre 2015 et 2017, la journalist­e multiplie les allers-retours entre Tunis et Paris. L’attaque de

Charlie Hebdo la décide à rentrer définitive­ment en France. «J’ai perçu cet acte comme un avertissem­ent. Une crise aiguë du lien social bouleversa­it la France, je devais rentrer.»

Aujourd’hui, Sana Sbouai a repris des études de sociologie et travaille sur la radicalisa­tion, pour tenter de comprendre ce qui pousse les gens à se haïr. A l’avenir, la journalist­e entend questionne­r d’autres tabous du monde arabe. «Toujours autour des modes de vie, de la société, ses moeurs: être une femme, ne pas suivre le chemin profession­nel de ses parents, avoir des enfants.»

«En France je m’exaspérais que l’on me renvoie à mes racines maghrébine­s, comme si j’étais étrangère. En Tunisie, on s’étonnait que je ne parle pas la langue de mon pays d’origine»

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(ÉRIC GARAULT/PASCO POUR LE TEMPS)

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