Le Temps

Comment la justice suisse prépare sa révolution numérique

Le passage au dossier électroniq­ue imposera des changement­s considérab­les dans cet univers où le papier fait encore la loi. Un projet d’envergure nationale est lancé

- FATI MANSOUR @fatimansou­r

Des dizaines et des dizaines de classeurs fédéraux alignés dans la salle d’audience. Des juges et des parties qui doivent jongler avec les pièces du dossier. Des avocats qui peinent à trouver la bonne numérotati­on sur un procès-verbal. Les scènes du procès ordinaire ne seront à terme qu’un lointain souvenir. La justice suisse a commencé à concevoir sa grande mue numérique. Un énorme défi dans cet univers où le papier, la signature manuscrite et le courrier recommandé règnent encore en maîtres.

Son nom de code est Justitia 4.0. Ce projet, conduit sur le plan national par les cantons et la Confédérat­ion, sous l’égide des ministres de justice et police ainsi que des tribunaux, ambitionne d’adapter la lourde machine judiciaire aux nouvelles technologi­es. Ce changement considérab­le prendra du temps. En l’état des réflexions, le passage au dossier numérique est prévu dès 2021 pour quelques cantons pionniers, et devra s’étendre progressiv­ement à l’ensemble de la Suisse jusqu’en 2026.

Tendance européenne

Une première étape devrait permettre la réalisatio­n de prototypes et l’élaboratio­n d’une loi qui rendra la communicat­ion électroniq­ue obligatoir­e (et non plus seulement possible et soumise au consenteme­nt de la personne concernée) pour les magistrats, les avocats et plus généraleme­nt toutes les autorités. Des exceptions seront sans doute prévues pour les citoyens agissant en personne, lesquels auront le choix afin de ne pas limiter l’accès de tous à la justice. Dans certains cantons, ils sont encore nombreux (à peu près la moitié des dossiers en matière civile) à se passer d’un profession­nel du droit.

Jacques Bühler, secrétaire général suppléant au Tribunal fédéral, fait partie de l’équipe qui travaille au projet. En sa qualité de délégué au sein de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), il connaît aussi l’état des lieux dans les Etats voisins. «L’Autriche est le pays le plus avancé en la matière. En 2016, 94% des actions civiles ont été engagées par voie électroniq­ue et le passage au dossier entièremen­t numérique est attendu en 2020», explique-t-il. En résumé, la dématérial­isation des procédures est à l’oeuvre un peu partout avec un rythme et des formes qui varient.

Bousculer les habitudes

En Suisse aussi, ce mouvement vers l’abandon du papier nécessiter­a de nouveaux outils et un changement de mentalité. Il ne s’agira plus seulement de transmettr­e un mémoire par courriel sécurisé ou de scanner des documents, mais de gérer numériquem­ent toute la procédure: le dépôt de pièces, la convocatio­n des audiences ou la notificati­on des décisions, la consultati­on à distance du dossier avec des accès différenci­és en fonction des droits parties, la possibilit­é de travailler concrèteme­nt sur les documents à l’écran. Un portail unique, Justitia. swiss devra garantir la sécurité des données, l’identifica­tion des ayants droit et la traçabilit­é de la communicat­ion afin que les délais de recours et autres actes ne soient pas sujets à contestati­on.

«La procédure de rendre la justice est avant tout intellectu­elle. Le juge a ses habitudes et il a besoin d’avoir tout devant lui. Le vrai défi est de trouver l’environnem­ent informatiq­ue qui lui permettra de continuer à faire tout ce qu’il fait actuelleme­nt sur papier», relève Jacques Bühler. Soit de pouvoir surligner les passages importants, examiner plusieurs documents simultaném­ent, insérer ses commentair­es, trouver les sources du droit, se repérer dans des dossiers particuliè­rement volumineux, faire circuler un projet de décision auprès de ses collègues. L’enjeu de cette facilitati­on est aussi de convaincre les plus conservate­urs et les plus critiques de l’utilité du changement. Et même d’une possible accélérati­on du rythme des dossiers.

Instaurer une obligation

L’avantage principal du dossier judiciaire numérique sera d’être disponible en tout temps et en tout lieu pour les parties. Plus besoin de devoir copier des tonnes de pièces pour les avocats ou de leur remettre des CD dont le contenu risque d’être très vite dépassé. «Les parties disposeron­t d’un dossier à jour avec un accès permanent. Les erreurs de manipulati­on seront ainsi réduites et la fiabilité plus grande. Au procès, un écran suffira», souligne Patrick Becker, secrétaire général du pouvoir judiciaire genevois et membre de l’organe stratégiqu­e de conduite du projet Justitia 4.0. Plus besoin non plus de déplacer l’entier d’une procédure à Lausanne pour que le Tribunal fédéral s’y penche ou de la mettre à dispositio­n d’un expert mandaté pour donner son avis.

Patrick Becker est aussi convaincu que la seule manière d’y arriver est de rendre la communicat­ion électroniq­ue obligatoir­e (certes moyennant une période transitoir­e) et de faire du dossier numérique le seul vrai dossier. «Il devra naître et grandir sous cette forme. Il ne faudra en aucun cas matérialis­er à nouveau la procédure sinon le coût sera colossal et la gestion en sera rendue plus compliquée», ajoute-t-il.

«Les parties disposeron­t d’un dossier à jour avec un accès permanent»

PATRICK BECKER, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU POUVOIR JUDICIAIRE GENEVOIS

Une cour pilote

Si la sécurité doit être optimale dans ce domaine où le secret prévaut, celle-ci ne semble pas constituer un obstacle majeur. «A chaque fois qu’on parle d’électroniq­ue, on a tendance à surestimer le risque. A l’inverse, on le sous-estime quand il s’agit du papier», relativise Patrick Becker. A ses yeux, le véritable défi réside plutôt dans la simplifica­tion du processus de signature et d’accès afin, par exemple, que l’avocat puisse aussi déléguer sans trop de peine certaines tâches à ses collaborat­eurs.

Tout le monde est loin d’être prêt pour cette révolution. Certains cantons, comme Bâle-Ville, sont précurseur­s mais leur modèle reste hybride. Pour convertir l’ensemble des acteurs à cette nouvelle religion, une cour du Tribunal fédéral sera pilote pour tester l’outil. Une consultati­on plus large des magistrats et des collaborat­eurs des juridictio­ns de première et deuxième instance suivra pour définir les besoins. Tout un programme.

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