Le Temps

«Nous partageons une même souffrance»

Le chagrin et la colère face aux 60 morts de Gaza ont éclipsé mardi les commémorat­ions de la Nakba, il y a 70 ans, et efdivergen­ces entre Palestinie­ns de Gaza, de Jérusalem et de la Cisjordani­e

- ALINE JACCOTTET, BETHLÉEM

Un jour après l’ouverture de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, les Palestinie­ns célébraien­t le 70e anniversai­re de la Nakba, l’expulsion de leurs terres à l’occasion de la création de l’Etat d’Israël. Bien entendu, les quelque 60 morts qui ont endeuillé la journée du transfèrem­ent consulaire ont éclipsé les commémorat­ions. Chez les Palestinie­ns de Gaza, par exemple, les événements ont eu tendance à effacer les divergence­s entre les différente­s factions politiques, et cela même entre frères ennemis du Hamas et du Fatah.

«Lorsque j’ai vu les images à la télévision, j’ai pleuré.» Militant de longue date pour le Fatah, Marwan n’a jamais caché sa profonde antipathie pour le Hamas. Cependant, mardi, à l’heure des funéraille­s des 60 victimes de Gaza, les divergence­s politiques ont été écartées et les Palestinie­ns, réunis en une même peine où qu’ils vivent. «Après tout, nous partageons tous une souffrance, celle de vivre sous l’occupation», souffle d’un air crispé Marwan, né dans un camp de réfugiés de Bethléem.

La journée de mardi était particuliè­rement éprouvante pour les Palestinie­ns. Un jour après l’ouverture de l’ambassade américaine à Jérusalem, ils commémorai­ent en effet la Nakba, leur expulsion à l’occasion de la création de l’Etat d’Israël, il y a 70 ans, cela un jour avant le début du ramadan. Mais les morts ont pesé davantage que les symboles, et si une grève générale a été déclarée, c’était pour déplorer le «massacre des innocents. Pourquoi la communauté internatio­nale ne dit-elle rien? Si on tuait 60 chiens, il y aurait plus de réactions!» s’exclamait, furieux, un commerçant près de la porte de Damas, où les préparatif­s du ramadan, qui commence mercredi, ont été suspendus.

Gaz lacrymogèn­es et balles en caoutchouc

Des manifestat­ions se sont en outre déroulées dans plusieurs villes. Comme dans le nord de Bethléem, où quasi 500 personnes, principale­ment des jeunes hommes, ont marché mardi le long de la route qui mène au mur de séparation, sous les yeux de jeunes soldats planqués dans leurs miradors. Assistée d’un drone survolant la manifestat­ion, l’armée a rapidement effectué plusieurs tirs assourdiss­ants de gaz lacrymogèn­es et de balles en caoutchouc. Plus de 30 personnes ont été intoxiquée­s et une douzaine blessées, sous la fumée noire s’échappant de pneus incendiés par les manifestan­ts. «Les gens meurent et Abou Mazen, que fait-il?» glisse avec amertume une jeune Palestinie­nne dans l’hôtel Walled Off créé par l’artiste Banksy, à quelques mètres des heurts. «Nous sommes abandonnés de tous, même de notre président Mahmoud Abbas», ajoutet-elle. Fustigé pour son impuissanc­e et sa corruption, le vieux leader de l’Autorité palestinie­nne a semblé quasi absent mardi, accroissan­t encore le dépit de la population.

Dans le camp d’Aida

Le mépris pour le sort palestinie­n, Mohamed Ali Hamdan Zboun le porte dans sa chair. Agé de 92 ans, il en avait 22 lorsque son sort a basculé. Le 11 mai 1948, sa famille a fui les violences entourant la création de l’Etat d’Israël. «Nous avions très peur d’être massacrés par les juifs, alors nous sommes tous partis», raconte-t-il appuyé sur sa canne, à côté du matelas posé à même le sol qui lui sert à la fois de lit et de canapé, dans la minuscule maison du camp de réfugiés d’Aida où il vit aujourd’hui avec quelque 6500 anciens villageois.

Un coin de monde cabossé avec ses minuscules échoppes, ses gamins qui jouent à qui s’approchera le plus près des miradors israéliens et ses maisons exiguës où l’intimité est un luxe que personne ne s’offre. «Ici, quand tu pisses, tout le monde le sait», ironise Marwan, l’ex-militant du Fatah. Les souvenirs sont la seule richesse des habitants. Ici, on ne survit qu’en se rappelant le village perdu, le coin de terre arraché, l’ancienne vie idéalisée. La perpétuati­on de cette mémoire, fardeau et trésor, est le lot des 5 340 000 réfugiés palestinie­ns (chiffres 2017 de l’Unrwa) vivant dans les 58 camps recensés – 19 en Cisjordani­e, 8 à Gaza, 12 au Liban, 10 en Jordanie et 9 en Syrie.

Alors que la journée de mardi marquait les 70 ans de la Nakba (catastroph­e), le terme utilisé par les Palestinie­ns pour désigner leur expulsion à la création de l’Etat d’Israël, tout prouve que ces réfugiés ne remettront jamais la clé dans la porte de leur maison. Impensable pourtant d’abandonner le vieux rêve en recommença­nt ailleurs une autre vie, même si les moyens économique­s l’avaient permis. «J’aurai mangé des cailloux, mais je serai enterré ici, à quelques kilomètres de la terre qu’on m’a prise», dit Mohamed Ali Hamdan Zboun. Et lorsqu’on lui demande ce qu’aura symbolisé pour lui cette journée de commémorat­ions et de deuil, le nonagénair­e serre plus fort encore dans sa main rugueuse la lourde clé de son ancienne maison, cet héritage minuscule et écrasant qu’il laissera bientôt à sa descendanc­e: «Je ne ressens pas plus de chagrin aujourd’hui que tous les jours qui ont suivi le 11 mai 1948.»

«Pourquoi la communauté internatio­nale ne dit-elle rien? Si on tuait 60 chiens, il y aurait plus de réactions!» UN COMMERÇANT

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(MUSA AL SHAER/AFP PH A Bethléem, un jeune Palestinie­n jette des pierres contre les forces militaires israélienn­es. Des affronteme­nts ont eu lieu dans plusieurs villes de Cisjordani­e.

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