Le Temps

Tom Wolfe, le dernier chapitre

- JOSYANE SAVIGNEAU (LE MONDE)

Auteur du Bûcher des vanités, l’écrivain Tom Wolfe est décédé lundi à New York, à l’âge de 88 ans. Il était l’une des figures du «nouveau journalism­e», et laisse une série de textes (entre essais et fictions) qui dressent le portrait accablant (et souvent accablé) de notre société contempora­ine.

DISPARITIO­N Le journalist­e et romancier américain, auteur notamment du «Bûcher des vanités» adapté au cinéma par Brian De Palma, est décédé lundi à l’âge de 87 ans, à New York

Il a souvent été celui qu'on adorait détester. Pour ses propos comme pour son apparence, soigneusem­ent étudiée. Il portait toujours un de ses 32 costumes de flanelle blanche, coupés sur mesure, une de ses 75 chemises de diverses couleurs. Il avait dessiné lui-même ses chaussures, faites à Londres: le matériau blanc des guêtres marié au cuir noir. Tout était calculé, jusqu'aux boutons de manchette.

Derrière tout cela, il y avait, à l'origine, un petit gamin du Sud, né le 2 mars 1931 à Richmond, en Virginie. Son père, agronome, dirigeait une revue bimensuell­e consacrée à la terre, aux arbres et aux plantes. Dès qu'il a su lire, à 5 ans, le jeune Tom a proclamé qu'il serait écrivain.

Après des études à Yale et un petit boulot d'assistant camionneur, il est entré comme reporter au Springfiel­d Union, dans le Massachuse­tts. Mais c'est à New York, dans les années 1960, quand il a commencé à travailler pour plusieurs quotidiens et magazines, dont Esquire, qu'il s'est fait remarquer. Il a subverti les règles traditionn­elles du journalism­e, et on a fait de lui l'inventeur d'un «nouveau journalism­e» – mais on peut aussi appliquer ce qualificat­if à des textes de Norman Mailer, de Truman Capote et de Hunter S. Thompson.

Le reportage à la première personne

Il disait ne pas vraiment avoir défini les codes de ce nouveau journalism­e, mais aimait à rappeler quelques principes. En particulie­r la nécessité de construire le reportage scène après scène «comme pour un roman», d'introduire des dialogues, de faire bien apparaître l'appartenan­ce sociale des protagonis­tes. Mais le plus nouveau était l'obligation d'écrire à la première personne «pour que tout soit vu par les yeux des protagonis­tes et non celui du journalist­e».

S'il se réclamait de Zola, il ne parlait pas de naturalism­e mais d'«hyperréali­sme», commençant par un long travail d'enquête. Il était déjà célèbre par ses articles, sa désinvoltu­re provocatri­ce – n'avait-il pas osé dire que le prestigieu­x New Yorker était «momifié»? – quand il a publié son premier livre, en 1968, Acid Test. Considérée comme un modèle de nouveau journalism­e, cette chronique du psychédéli­sme, de l'utilisatio­n des drogues à des fins esthétique­s, a été bien accueillie.

Deux ans plus tard, Le gauchisme de Park Avenue, une plongée dans ce que les Français appellent la «gauche caviar» – mettant notamment en scène le compositeu­r et chef d'orchestre Leonard Bernstein, donnant, avec son épouse, une coûteuse réception pour les Black Panthers –, a suscité la polémique. La très sérieuse New York Review of Books a publié un article incendiair­e, s'interrogea­nt sur la conscience politique de Wolfe. Cela l'a fait rire. La conscience politique n'était pas son affaire.

Chronique désopilant­e et sinistre

Les choses ne se sont pas arrangées avec L’étoffe des héros (1979), évocation des astronaute­s américains, ni avec From Bauhaus to Our House (1981), curieuseme­nt traduit en français par Il court, il court le Bauhaus. Wolfe voulait démontrer que la belle architectu­re américaine traditionn­elle avait été colonisée par des gauchistes venus de l'Europe décadente, comme Gropius, Le Corbusier, Mies van der Rohe ou Philip Johnson, démolis dans la plus belle veine pamphlétai­re.

Tom Wolfe a attendu 1987 pour publier son premier roman, Le bûcher des vanités, et ce fut un coup de maître, 700 pages et best-seller mondial. Une chronique à la fois désopilant­e et sinistre de la vie newyorkais­e dans les années 1980. Tout commence quand un homme très riche, qui ne connaît que les beaux quartiers de Manhattan, se trompe de file sur l'autoroute, en rentrant de l'aéroport avec sa maîtresse, dans son superbe coupé Mercedes, et se retrouve dans un quartier pauvre et paumé du Bronx. Pour savoir comment tout cela dégénère… lire ce Bûcher des vanités.

Onze ans plus tard, avec Un homme, un vrai, Wolfe auscultait, à travers les déboires financiers d'un ancien milliardai­re d'Atlanta, l'Amérique des années 1990. C'était plus lourd que Le bûcher, et Norman Mailer, John Updike et John Irving ont écrit des articles plutôt acerbes sur ce livre. Comme c'était de nouveau un best-seller, Wolfe a eu beau jeu de les traiter de jaloux et de renvoyer leurs critiques au néant. Elles n'étaient pourtant pas toutes infondées. Le journalism­e et la littératur­e sont bien deux choses différente­s.

«Un concert d’idées brisées»

En 2004, Wolfe publie un nouveau roman, un sommet de l'hyperréali­sme, sur le système éducatif américain, Moi, Charlotte Simmons, un terrible réquisitoi­re contre la jeunesse, «le culte du sexe et du corps, qui a remplacé la vie de l'esprit». Réactionna­ire? Si l'on veut. Mais surtout en réaction contre le politiquem­ent correct, répétait Tom Wolfe dans tous les entretiens sur son roman.

En 2006, à l'occasion de la sortie en France de Moi, Charlotte Simmons, il s'était confié, pour Le Monde, à Philippe Labro, qui est l'un de ses admirateur­s, redisant son attachemen­t aux écrivains français du XIXe siècle: «Mes maîtres s'appellent Zola et Balzac. Je ne suis pas satirique. J'informe. Je voudrais correspond­re à la belle définition

L’auteur était un grand pourfendeu­r du politiquem­ent correct

que Balzac donnait de lui-même: «secrétaire de la société». Je vais te livrer un secret: j'ai eu d'autres sources d'inspiratio­n. Un groupe d'écrivains soviétique­s, ignorés de tous, ou presque, datant de la révolution de 1917, les Frères Sérapion. Ils racontaien­t cet événement énorme sous l'influence des symboliste­s français, de Mallarmé, de Baudelaire. Je me suis intéressé à leurs maniérisme­s et les ai développés: ellipses, exclamatio­ns, onomatopée­s, tirets, digression­s, pour parvenir à ce que je rêve d'obtenir: un concert d'idées brisées. Ce qui se passe dans la tête, l'incessante fracture du flot de conscience.»

Après cet aveu, on en vient à se demander si ce dandy provocateu­r n'a pas interrogé le XXe siècle en étant resté au XIXe.

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(DAVID CORIO/REDFERNS)

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