Le Temps

La Crimée arrimée à la Russie

- EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU @_zerez_

Le président Vladimir Poutine a inauguré mardi en grande pompe un pont de 19 kilomètres reliant la presqu’île de Crimée à la Russie. Quatre ans et deux mois après l’annexion de cette terre alors ukrainienn­e.

Le président russe a inauguré en grande pompe mardi un ouvrage de 19 km reliant la Russie à une Crimée coupée de l’Ukraine depuis son annexion en mars 2014

Quatre années et deux mois après l’annexion de la Crimée par la Russie, un lien physique relie désormais la presqu’île à son nouveau maître. Vladimir Poutine a inauguré mardi en grande pompe ce pont routier et ferroviair­e de 19 km, lors d’un événement retransmis en direct par plusieurs chaînes fédérales russes. Le président russe s’est fendu d’un discours triomphal, soulignant qu’aucun de ses prédécesse­urs s’étant attelés à cette tâche n’y était parvenu. «[Ce jour est] historique, parce qu’à diverses époques, dont celle du tsar-notre-père, on a rêvé de ce pont. On y est revenu dans les années 30, puis 40 et 50. Et voici qu’enfin, grâce à votre travail, votre talent, ce projet, cette merveille, s’est réalisé», a déclaré Vladimir Poutine, se félicitant en creux d’avoir fait mieux que le tsar et Staline.

Vêtu comme un contremaît­re

Le point culminant de l’inaugurati­on a eu lieu lorsque Vladimir Poutine s’est installé au volant d’un puissant camion orange, qui s’est élancé sur le pont, ouvrant la voie à une nuée de camions identiques. Un présentate­ur télévisé a alors expliqué sans la moindre ironie que ces «36 camions sont là pour démontrer la solidité du pont». Vêtu d’une tenue simple, qui aurait pu être celle d’un contremaît­re, le président russe, flanqué de son ami de jeunesse le milliardai­re Arkadi Rotenberg, a ensuite félicité une poignée d’ouvriers de Stroigazmo­ntage, maître d’oeuvre du chantier.

Cet énorme chantier public, ayant coûté 227,9 milliards de roubles (3,6 milliards de francs), a été remporté par la société du milliardai­re sans concours. Félicitant Arkadi Rotenberg – sans le nommer –, Vladimir Poutine a noté que «plus de 10000 personnes ont pu achever la constructi­on six mois plus tôt que prévu». En réalité, le pont n’est ouvert qu’aux véhicules légers et aux autobus. Les camions ne seront autorisés qu’à partir de l’automne et la ligne ferroviair­e sera ouverte en décembre 2019. L’année dernière, le Kremlin espérait que le pont serait achevé en mars 2018, pour faire partie des trophées du candidat Vladimir Poutine, alors en campagne présidenti­elle. On imagine qu’il pourrait un jour porter le nom du président russe et que c’est la raison pour laquelle il est aujourd’hui sobrement connu sous le nom de «pont de Crimée».

Le détroit de Kertch

Cet ouvrage, au profil architectu­ral trop fruste pour servir d’emblème, est né dans un contexte particuliè­rement épineux, et pas seulement sur le plan géopolitiq­ue. Si les prédécesse­urs ont échoué à construire le pont, c’est en partie pour des raisons technologi­ques. Le courant est très puissant dans le détroit de Kertch, les fonds marins particuliè­rement instables, tout comme le climat météorolog­ique. Du fait des sanctions internatio­nales bloquant tout financemen­t ou aide technique occidental­e, le choix des partenaire­s s’en trouvait aussi réduit.

La rapidité constituai­t enfin un facteur important, car la Crimée se trouve dans une situation matérielle très précaire. Amputée de sa presqu’île méridional­e, l’Ukraine a rapidement coupé tous ses liens avec elle (eau, électricit­é, gaz, transport ferroviair­e et routier). Conséquenc­e: la Crimée a vu chuter le tourisme et la production agricole, tandis que les coûts d’approvisio­nnement montaient en flèche.

L’agence d’Etat Spoutnik a comparé mardi le pont à un «dopage psychologi­que pour les habitants de Crimée». Et un officiel du Ministère de l’économie a comparé la péninsule à «une Californie russe». Mais pour le reste de la Russie, le fardeau de la Crimée continuera à peser sur le budget et sur son climat d’investisse­ment. Rien ne laisse présager une levée des sanctions internatio­nales liées à cette expansion territoria­le, qui a surtout permis de gonfler la popularité de Vladimir Poutine. Seule une poignée d’Etats clients de la Russie ont reconnu l’annexion. Le 9 mai, la Russie a subi une défaite devant la Cour d’arbitrage de La Haye face à 18 entreprise­s ukrainienn­es s’estimant lésées par l’annexion. Moscou a été condamné à verser 159 millions de dollars dans la première des sept procédures judiciaire­s en cours. La facture totale pourrait s’élever à 8 milliards de dollars.

A Kiev, l’inaugurati­on du «pont de Crimée» a suscité sarcasmes et aigreur. Sur sa page Facebook, le président ukrainien, Petro Porochenko, a trouvé «particuliè­rement cynique le fait que son inaugurati­on ait lieu à la veille de l’anniversai­re de la déportatio­n du peuple tatar de Crimée par le régime stalinien […] Le pont sera bien utile aux occupants lorsqu’ils se verront contraints de quitter notre Crimée en toute urgence.»

Vladimir Poutine s’est installé au volant d’un puissant camion orange, qui s’est élancé sur le pont, ouvrant la voie à une nuée de camions identiques

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