Le Temps

Pierre Maudet en mauvaise posture

Le ministre genevois, rattrapé par les circonstan­ces d’un voyage à Abu Dhabi, s’est expliqué sans vraiment convaincre. Une situation inhabituel­le pour ce politicien qui veut incarner la rigueur et qui sait si bien manier la communicat­ion

- FATI MANSOUR @fatimansou­r

Cela ne lui ressemble vraiment pas. Pierre Maudet, connu pour être un communicat­eur hors pair et un politicien soucieux de rigueur, trébuche sur le financemen­t problémati­que d’un voyage à Abu Dhabi. La version du ministre genevois de la Sécurité et de l’Economie semble avoir évolué au fil du temps et en fonction des interrogat­ions soulevées par cette escapade en famille. Un séjour agrémenté de quelques officialit­és et offert par on ne sait trop qui. L’enquête pénale, ouverte contre inconnu pour acceptatio­n d’un avantage en lien avec cette affaire, ajoute au malaise à quelques jours de la répartitio­n délicate des départemen­ts et de la désignatio­n du nouveau président du Conseil d’Etat.

L’histoire de ce voyage, ressuscité­e avec de nouveaux détails par la Tribune de Genève et par Radio Lac, a pris depuis vendredi dernier des allures de feuilleton médiatico-politique. Les faits remontent au mois de novembre 2015. Pierre Maudet s’est rendu durant quatre jours dans les Emirats arabes unis pour assister à un Grand Prix de Formule 1. Il était accompagné de son épouse, de ses trois enfants, de son chef de cabinet et d’un ami entreprene­ur.

A l’aéroport, il explique être passé par le service du protocole afin de gagner du temps et avoir ensuite été upgradé en business. Sur place, il a séjourné dans un hôtel de luxe, a serré la main du prince Zayed al-Nahyane dans le lobby et a effectué une visite de la salle des opérations de la police. Pour justifier ce mélange des genres, Pierre Maudet indique qu’il a pour habitude de joindre l’utile à l’agréable.

Explicatio­ns floues

Mais là ne réside sans doute pas l’essentiel. Questionné sur la facture de ce séjour, le ministre aurait fourni des explicatio­ns confuses aux journalist­es. Il a précisé qu’aucun argent public n’avait été dépensé mais il est resté plutôt vague et se serait contredit sur ce qu’il aurait lui-même déboursé. Ce lundi, Pierre Maudet a demandé à être entendu par la Commission de gestion du Grand Conseil pour clarifier les choses. Une manière aussi d’éviter l’affront d’une convocatio­n. Face aux députés, le conseiller d’Etat a, sans doute pour la première fois, donné l’impression d’être peu à l’aise. «Il ne sait plus comment se dépêtrer de cette affaire», commente une personne présente lors de cette audition.

De fait, la commission est restée sur sa faim. Selon nos informatio­ns, Pierre Maudet a expliqué que ce voyage était organisé par son ami de longue date, Antoine Daher, qui s’était occupé de faire acheter sur place les forfaits comprenant le déplacemen­t, le séjour et l’accès à la course automobile. Au moment de payer sa part, le conseiller d’Etat s’est vu répondre que tout avait déjà été réglé là-bas. «Il ne nous a pas vraiment dit par qui», relève un député. Le sait-il lui-même? Des récépissés posés sur la table (qu’il tiendra à dispositio­n), le conseiller d’Etat a assuré avoir versé à des bonnes oeuvres ce qu’il avait luimême prévu de dépenser. «On ne sait finalement pas combien il a donné, ni à quel moment il a su qu’il ne paierait pas ces forfaits.»

Procédure pénale occultée

A l’intention des députés, Pierre Maudet a aussi exhibé une liste de cadeaux reçus durant ses mandats – environ 600 –, qu’il précise avoir tous refusés comme le veut le règlement. Ce voyage étant, selon lui, purement privé, ce principe ne s’appliquait pas. A la question de savoir si le Conseil d’Etat était informé du périple, le ministre a répondu qu’il en avait parlé au seul président, François Longchamp. Quant à la dénonciati­on des faits au Ministère public, qu’il attribue à un journalist­e très actif dans ce feuilleton, et aux explicatio­ns fournies lors d’un échange de correspond­ance avec le parquet, Pierre Maudet n’en a dit mot à la commission. Les députés l’ont appris ce mardi par la Tribune de Genève.

«Dans cet effort de transparen­ce spontané, il aurait pu mentionner cette procédure», souligne le socialiste Roger Deneys. Le sujet n’est pas clos. «Nous avons écouté les explicatio­ns données par Pierre Maudet et la nouvelle Commission de gestion devra reprendre le dossier pour clarifier certains points, se poser la question du mélange des genres, et déterminer si le gouverneme­nt a été mis au courant de l’invitation et de la procédure pénale», précise Bertrand Buchs, député et président du PDC genevois.

Velléités policières

A ce propos, le Ministère public a confirmé, mardi, l’ouverture d’une procédure pénale sur la base d’un rapport de la brigade financière déposé le 21 août 2017. L’inspecteur en question n’est autre que Daniel Weissenber­g, le vice-président du syndicat de la police judiciaire, qui est en conflit ouvert avec le ministre. Ce policier s’est essentiell­ement fondé sur des informatio­ns «transmises par un journalist­e», ajoute le parquet. En l’occurrence Raphaël Leroy, devenu depuis lors le rédacteur en chef de Radio Lac. «Je démens catégoriqu­ement avoir transmis des renseignem­ents aux fins d’une dénonciati­on pénale, réagit ce dernier, j’ai seulement rencontré de nombreuses sources pour établir la vérité, rien de plus.»

A ce stade, relève encore le Ministère public, Pierre Maudet et son chef de cabinet, Patrick Baud-Lavigne, revêtent le statut de personnes appelées à donner des renseignem­ents, «l’état actuel de la procédure ne permettant pas de fonder un soupçon de commission d’infraction pénale». L’enquête se poursuit afin de déterminer s’il y a eu un échange de prestation autour de ce voyage. Les investigat­ions sont menées par un triumvirat (le procureur général Olivier Jornot et les premiers procureurs Stéphane Grodecki et Yves Bertossa) en raison du pedigree hors norme des protagonis­tes. Pierre Maudet ayant invoqué le caractère totalement privé du séjour, le Ministère public peut se passer d’une autorisati­on pour avancer.

Quel que soit le fin mot de cette affaire, l’image de Pierre Maudet en a pris un coup. Surtout en raison de ses explicatio­ns pas très claires. «En politique, les circonvolu­tions sont très préjudicia­bles. Dès qu’il y a des contradict­ions, des omissions ou un changement de discours, cela insinue forcément un doute dans l’esprit des gens. La crédibilit­é de la personne est remise en cause et il est très difficile de rétablir la confiance», analyse Pascal Sciarini, professeur à l’Université de Genève et spécialist­e de la politique suisse. Ce doute est d’autant plus problémati­que, ajoute ce spécialist­e, qu’il touche Pierre Maudet, «personnali­té qui incarne une certaine droiture et qu’on pensait à l’abri du scandale».

Contacté, le principal intéressé se défend de toute contradict­ion dans ses déclaratio­ns à la presse. «J’ai toujours dit que j’ai contribué au financemen­t de ce voyage privé dont les modalités ne regardent finalement que moi», souligne Pierre Maudet. Le ministre rappelle aussi n’avoir enfreint aucun règlement. «Le fait de rencontrer quelques personnali­tés sur place ne donnait pas à ce voyage un caractère officiel.» Il assure enfin avoir donné «tous les détails nécessaire­s et répondu à toutes les questions de la Commission de gestion». Cela ne suffira sans doute pas à calmer les esprits.

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(DANIEL RIHS/ ARCHIVES LE TEMPS) Pierre Maudet, en septembre dernier.

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