Le Temps

La règle des huit jours ou le vertige de l’écroulemen­t

- JOËLLE KUNTZ

Mettre un pied dans l’épaisseur sociale des relations bilatérale­s entre la Suisse et l’Union européenne réclame l’assistance d’un cas d’école: une petite entreprise de constructi­on allemande ou française trouve un client à Constance ou à Genève pour des prestation­s nécessitan­t une dizaine de travailleu­rs détachés pendant trois jours. Elle ne peut les fournir qu'à condition de remplir les conditions stipulées dans les «mesures d'accompagne­ment» à la libre circulatio­n qui protègent les travailleu­rs indigènes de la sous-enchère salariale: payer le salaire minimum suisse; respecter le temps de travail en vigueur et les règles d'hygiène et de sécurité; accepter des contrôles et, en cas d'infraction, des sanctions; verser une caution avant le début des travaux afin que, si amende il y a, celle-ci puisse être acquittée.

Pour faciliter les contrôles par un nombre inélastiqu­e de contrôleur­s à dispositio­n de la surveillan­ce, l’entreprise étrangère est tenue d’annoncer huit jours à l’avance son intention d’offrir ses services en Suisse. Le sujet est chaud. Les syndicats, demandeurs des huit jours, observent qu'une entreprise étrangère venant incognito pour quelques jours avec 30 ouvriers ne se plie pas forcément aux règles, il faut donc lui imposer un calendrier destiné non seulement à la rendre visible mais aussi à programmer d'éventuels contrôles. Les PME allemandes ou françaises voient au contraire ces huit jours comme une entrave à la libre circulatio­n et à la concurrenc­e, s'en plaignent à leurs Chambres de commerce qui relaient leurs plaintes à leur gouverneme­nt et à la Commission européenne. Elles estiment que perdre huit jours, c'est souvent perdre un marché en faveur de leurs compétiteu­rs suisses.

Cette «règle des huit jours» est devenue l’écueil qui menace la conclusion du nouvel arrangemen­t politique tant attendu entre la Confédérat­ion et l’Union depuis dix ans. Les détails tuent. Jaillis de l'expérience pratique des acteurs, ce sont pourtant eux qui forment les sentiments de satisfacti­on et d'insatisfac­tion à partir desquels se construit le droit. La Commission européenne n'a jamais eu bonne opinion des «mesures d'accompagne­ment», soupçonnée­s de protection­nisme. Les Etats membres non plus, même s'ils souffrent entre de nombreux cas d'entraves à la concurrenc­e. Le Conseil fédéral les pose comme une ligne rouge infranchis­sable. Il en vante les résultats: 42000 entreprise­s et 164000 personnes ont été contrôlées en 2016. Parmi elles, 12% d'entreprise­s suisses et 16% d'entreprise­s européenne­s ont violé les dispositio­ns légales. Elles ont réparé dans la plupart des cas ou été punies.

Les «huit jours» sont un tout petit morceau compliqué d’une négociatio­n qui l’est infiniment plus encore. Ils soulèvent par le menu l'immense question de la légitimité de la frontière face à la migration. Le politologu­e bulgare Ivan Krastev postule que «la crise migratoire, seule crise authentiqu­ement paneuropée­nne, remet en cause le modèle économique et social de l'Europe». Son essai Le destin de l’Europe. Une sensation de déjà vu est la descriptio­n sans fard des explosifs posés sous le régime libéral de l'Union par un Européen de l'Est qui a vécu avec stupéfacti­on l'écroulemen­t soudain d'un autre régime, le soviétique. Les régimes sont mortels. Pour mieux sonder les convulsion­s d'identité et les contradict­ions politiques qui menacent celui de l'Union, Krastev s'efforce de penser à «l'Europe d'après», celle qui aura cessé de croire à ses propres illusions et mensonges pour trouver des réponses aux problèmes réellement existants. Le lire pendant que le secrétaire d'Etat suisse aux Affaires européenne­s se bat avec les «huit jours» pour sauver les bilatérale­s donne une sensation de vertige: l'Union peutelle être sauvée des problèmes réellement existants? Si la Suisse et la Commission ne trouvent pas d'accord, sur quoi les pays du continent européen ont-ils encore une marge d'entente dans l'exercice pourtant si méritoire de leurs négociatio­ns?

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