Le Temps

Egalité de genre: la lente mutation des mentalités

- NADIA BOEHLEN PORTE-PAROLE EN SUISSE D’AMNESTY INTERNATIO­NAL

J’entends encore ma grand-mère (suisse allemande) me dire en amont d’une énième votation sur l’introducti­on d’une assurance maternité, que nous n’en avions pas besoin. Les femmes avaient toujours fait sans, on pouvait tout aussi bien continuer ainsi, me disait-elle. Et puis cela affaiblira­it inutilemen­t les finances de l’Etat. Ça m’attristait qu’en tant que femme, elle puisse s’opposer à un congé maternité payé, et m’en faire part en toute bonne conscience alors que j’étais moi-même en âge d’avoir des enfants. C’était en 1999. Comme en 1974, 1984 et 1987, le peuple rejettera la propositio­n de loi.

Je ne mesurais pas alors à quel point la posture de ma grand-mère reflétait une mentalité fortement enracinée en Suisse. Ni surtout à quel point cette mentalité perdurerai­t. S’y mêle la conviction que l’argent généré par le monde économique suffit au bien-être social, et que l’interventi­on de l’Etat providence ou de l’Etat qui réglemente doit être limitée à la part congrue. Autant d’éléments qui alimentent un conservati­sme social anachroniq­ue et contraire à la cause des femmes.

Il n’est dès lors pas étonnant que le mouvement en faveur de l’égalité salariale entre hommes et femmes connaisse lui aussi des ratés. En Suisse, les femmes gagnent en moyenne 18% de moins que les hommes, 24% même pour les femmes cadres. Malgré ces chiffres qui attestent la permanence de discrimina­tions à l’égard des femmes sur le marché du travail, le Conseil des Etats a récemment décidé d’enterrer un projet de modificati­on de la loi sur l’égalité introduisa­nt l’analyse obligatoir­e des salaires dans les grandes entreprise­s. Toujours cette mentalité. Toujours cette foi dans l’autorégula­tion de l’économie mâtinée de conservati­sme.

Je travaille dans une organisati­on qui pratique l’égalité salariale, sans parler de l’attention donnée à une répartitio­n équilibrée des genres à tous les échelons hiérarchiq­ues. A ce titre, je mesure chaque jour le bénéfice que peuvent tirer les femmes de mesures «contraigna­ntes». Au sein d’Amnesty Internatio­nal, chaque employée peut à tout moment vérifier l’égalité de salaire – stricte au centime près – avec les collègues qui occupent la même fonction. En cas de doute, lié par exemple au calcul des annuités dues à l’ancienneté, au temps de travail effectif, aux allocation­s familiales, elle peut demander que l’égalité salariale lui soit confirmée dans un calcul détaillé. Dans ces conditions, difficile de discrimine­r les femmes au salaire.

Au regard des mutations qu’a connues la société depuis les années 1960, avec le développem­ent de l’autonomie individuel­le et l’augmentati­on du nombre de personnes vivant seules (une sur trois dans les pays occidentau­x), ne pas renforcer l’égalité salariale est un pari dangereux. Cela affecte non seulement les femmes, notamment en cas de divorce, mais aussi les enfants dont elles ont la charge, tout au long de leur existence.

Que le Conseil des Etats ait enterré si facilement des mesures de promotion de l’égalité salariale reflète tant sa compositio­n que les manoeuvres auxquelles se livre sa majorité conservatr­ice pour asseoir son pouvoir. Et que de telles manoeuvres l’emportent en dit long sur la posture d’une grande partie des hommes (et des femmes qui partagent leurs vues!) dans ce pays. Des hommes qui ne sont pas prêts à remettre en cause la reproducti­on des rôles masculins/ féminins ainsi que leur rapport de domination envers la femme. Que craignent-ils donc tant?

La mutation des rapports entre hommes et femmes a fait son chemin depuis Mai 68, dont on célèbre d’ailleurs ces jours l’héritage. Le modèle familial traditionn­el s’est transformé, montrant son inadaptati­on aux aspiration­s, aux modes de vies et aux besoins de pans entiers de nos sociétés occidental­es. Quoi de plus normal que de se trouver parfois démuni face à la disparitio­n des cadres traditionn­els? Pourtant, l’émancipati­on des femmes obtenue dans ce mouvement de libération des moeurs représente une chance pour les hommes: la possibilit­é de redéfinir leur masculinit­é et leur rapport à la femme en tant qu’égale.

De toute façon, le statu quo est une illusion. En attestent ces hommes qui, toujours plus nombreux, participen­t à faire progresser l’égalité, par exemple dans leurs démarches pour introduire un congé paternité dans la loi ou en pratique. On serait en droit d’attendre du politique (comme des entreprise­s), qu’il accompagne, et pourquoi pas, initie ce mouvement plutôt que de le freiner!

Avec le développem­ent de l’autonomie individuel­le et l’augmentati­on du nombre de personnes vivant seules, ne pas renforcer l’égalité salariale est un pari dangereux

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