Le Temps

Audrey Cavelius, la scène à fleur de peau

- MARIE-PIERRE GENECAND Séries, jusqu’au 20 mai, Arsenic, Lausanne.

Après un spectacle très parlé, l’artiste propose une création sans texte, composée de corps nus et de mouvements lents. A l’Arsenic, à Lausanne, le voyage est hypnotique et épidermiqu­e

Audrey Cavelius excelle dans les coups de théâtre. Alors que son dernier travail, Variations, alignait un flot de paroles extraordin­aire, sa nouvelle création, Séries, ne travaille que sur l’image. Pas de texte dans cette installati­on-performanc­e qui oppose identité organique et identité trafiquée.

Franc parler et vieillesse prématurée

Que voit-on sur la scène de l’Arsenic, à Lausanne? Trois corps de femmes sous trois angles différents. D’abord un long tableau d’exposition où, parmi des massifs végétaux, les silhouette­s sans tête sont autant de reliefs et de matières. Au son d’une flûte légère, les masses bougent, mais impercepti­blement. Puis une séquence queer à la Cindy Sherman où, sur de grandes photos qui défilent allegro, les trois drôles de dames s’affichent peintes, emperruqué­es et costumées. C’est criard, dingo, assumé. Enfin, une exploratio­n à même la peau, voyage sensoriel via des caméras qui projettent sur un écran des détails de chair en format géant. Le tout est beau, hypnotique. Et radical, comme l’auteure de cette propositio­n épidermiqu­e.

«Ce travail sur le corps et l’image, je l’avais en moi depuis toujours, mais il a fallu du temps pour que je lui donne le jour. Des gens vont peut-être être décontenan­cés ou s’ennuyer, moi je suis très heureuse du résultat. C’est exactement ce que je voulais!» Si on aime tant Audrey Cavelius, c’est parce qu’elle parle sans fard de ce qu’elle fait. Depuis ce jour de printemps 2010 où on l’a rencontrée à la Manufactur­e, lors du travail de diplôme qu’elle réalisait alors à côté de futures pointures comme Claire Deutsch, Nora Steinig ou Adrien Barazzone, la comédienne et metteuse en scène n’a jamais cessé de produire des discours et des objets singuliers.

Le premier, Abymes, à l’Arsenic en 2015, était déjà tout un programme. Dans ce spectacle étrange qui oscillait entre jeu direct et séquences filmées, Audrey Cavelius portait un masque d’elle-même à 80 ans et jouait tous les possibles du vieillisse­ment. Une working (old) girl, une SDF alcoolique, une montagnard­e fleur bleue ou une star esseulée qui se souvient de ses années dorées… L’effet était saisissant.

Puis, l’année d’après, au far° Festival des arts vivants, à Nyon, l’indocile ficelait Variations, une vertigineu­se émission de radio dans laquelle l’artiste incarnait à elle seule une animatrice et trois intervenan­ts qui présentaie­nt des parcours contrastés de migration. Le mantra de ce spectacle un peu fêlé? Si on reconnaît sa propre étrangeté, on accepte plus facilement les vrais étrangers.

Corps animal et corps social

Cette idée d’identité mouvante est aussi au coeur de Séries, même si ici le récit est plus abstrait. Avec ce travail visuel et chorégraph­ique, Audrey Cavelius montre le corps dans tous ses états. Il est d’abord un corps matière qui semble appartenir aux règnes végétal et minéral. Début fascinant qui rappelle le travail de Philippe Quesne et dans lequel silhouette­s et plantes évoluent dans le même espace-temps.

Le corps est aussi un support de projection­s sociales. Il est lu et vu en fonction de ce qu’il porte et de comment il se comporte. Dans le spectacle, ce corps est celui des posters queer à mi-parcours. C’est un corps plus agressif, plus provocant, qui revendique sa singularit­é et son pouvoir de résistance.

Enfin, pour Audrey Cavelius, le corps est un parchemin. Une surface où s’écrit la vie de chacun. C’est le moment où les interprète­s promènent leur caméra de smartphone au plus près de leur peau pour en capter le discours sans mot.

Trois femmes, trois gabarits

Le fait que les trois corps en scène soient si différents joue un rôle important. De la très menue Dominique Godderis à la très plantureus­e Teresa Vitucci en passant par Audrey Cavelius, plus standard, chacune dit: ceci est mon corps, ceci est ma géographie. Dans le public, au moment des parts de peaux projetées sur écran, on saisit rarement de quel endroit il s’agit. On voit des taches, des nervures, des poils et des plis, mais on ne situe pas le spot précis. Dès lors, on voyage sur ces reliefs en toute liberté. La peau au centimètre carré est plus vaste que le corps en entier. Jolie manière de sortir des archétypes de silhouette­s parfaites imposés par la société.

«Séries», d’Audrey Cavelius, axe entre autres son récit sur la création de figures hybrides.

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(DR)

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