Le printemps ivre de la Société de lecture
Créé en 1818 à Genève par une bande de fortes têtes, ce temple du libéralisme intellectuel fête son bicentenaire, deux cents ans qui ont vu des buveurs d’eau intégristes finir par sabrer le champagne. Démonstration jeudi, à l’occasion d’une folle soirée
Mais qu’en aurait pensé Vladimir Ilitch Lénine, habitué de la maison en 1904, puis en 1908, à l’époque où il complotait à Genève? Jeudi, il aurait pesté devant cet essaim d’élégantes et de calvities distinguées, détesté leurs bourdonnements, lui qui ne supportait pas le moindre bruit quand il était plongé dans Vie de Jésus d’Ernest Renan. Et on n’ose pas imaginer ce qu’Henri-Frédéric Amiel, ce professeur de philosophie ombrageux, aurait dit devant cette débauche: champagne, mignardise, froufrous de printemps. «Mon Dieu, serait-ce ça, la décadence?», aurait soupiré l’auteur aujourd’hui vénéré d’un journal intime qui fait plus de 16 000 pages, une cathédrale égotiste en soi.
Le 11, Grand’Rue, dans la pente de la Vieille-Ville, n’est plus ce qu’il était, pauvre Vladimir Ilitch. Une autre révolution a soufflé par là. Jeudi, à l’heure où les petits-fours croustillent sous la dent, quelque 500 invités bouillent sur le pavé de la cour, devant la façade grand style de la Société de lecture (SDL). Le Tout-Genève s’est réuni pour fêter le bicentenaire de l’institution. Voyez Marie Turrettini, la présidente de la SDL qui rumine son discours de tout à l’heure – ému et beau – et Delphine de Candolle, la directrice culturelle, qui fait les honneurs de la maison à une éminence.
Bernard Pivot en vedette
C’est à elle qu’on doit le casting de cette soirée d’anniversaire. Devant vous, un vénérable hibou cherche sa branche: c’est Bernard Pivot, le nonce inégalable de la littérature à la télévision, ce candide qui, chaque vendredi, donnait un visage à la passion des livres. Et ce bonze à la chemise grande ouverte comme pour prévenir des vapeurs, c’est Eric Emmanuel-Schmitt, auteur à succès. Dans un coin cogitent les écrivains Pierre Assouline, Tahar Ben Jelloun et Philippe Claudel. Les faiseurs de rois de l’Académie Goncourt. «Ce sont les plus intrépides, les plus habiles, ceux qui ont réussi à sauter dans un train qui roule…», piquera dans un moment Bernard Pivot.
Car si on se bouscule à présent dans le grand escalier, c’est pour jouir d’une pique, d’une envolée, d’une vision du monde. On y arrive, dans ce salon jaune transformé en théâtre. Il y fait chaud sous le lustre comme pour un concert de rock. Face à vous, les orateurs, ceux qui vont sceller le destin de soirée. Vous craignez les oraisons barbantes? C’est spirituel, généreux, vibrant. Marie Turrettini rappelle le premier centenaire, le 22 janvier 1919, différé de deux mois à cause de la Grande Guerre. Le sirop et le vin coulaient à flots – euh, peutêtre pas – mais les invités devaient apporter le sucre du thé.
La ferveur de François Longchamp
François Longchamp, le président du Conseil d’Etat, a l’éloquence des beaux soirs, drôle à sa façon pincesans-rire, et fervent. «J’ai adhéré adolescent à la SDL. C’était il y a quarante ans et cette année-là, j’ai été le seul nouvel adhérent. Puis, j’ai été trésorier, sans doute parce qu’il n’y avait pas d’argent. A cette époque, la bibliothèque avait encore son purgatoire réservé aux livres douteux et son enfer pour les ouvrages carrément douteux. La SDL était un haut lieu de la moralité genevoise.»
La SDL est un miroir. Cette saga, l’historienne Corinne Chaponnière va la rejouer au micro et en accéléré dans un instant. Avec le même brio qu’elle a mis dans le remarquable ouvrage qui marque le bicentenaire – il fait la paire avec un autre livre*, de photos celui-là: les auteurs invités à la SDL, sous l’oeil de Rebecca Bowring et Magali Dougados. La SDL voit le jour en 1818, grâce à douze personnalités généreuses, pas des barbons, non, insiste Corinne Chaponnière, mais des savants impatients de diffuser sciences et pensées nouvelles. Le feu genevois des Lumières, sur les décombres de l’empire napoléonien, dont Genève fut une préfecture.
L’ambition du botaniste Augustin Pyrame de Candolle, du physicien Marc-Auguste Pictet et de l’homme de lettres Henri Boissier est de contribuer au progrès et au rayonnement de leur ville. Pour réaliser ce dessein, ils veulent mettre à disposition des sociétaires des livres de sciences, d’agronomie en particulier, ainsi que des revues et gazettes venues de toute l’Europe – quelque 90 périodiques. Sens de l’histoire? Les fondateurs établissent leur «hammam intellectuel» dans l’hôtel où résidait le représentant de la France.
«La SDL n’est pas un cercle, ce qui permet justement de demeurer en cercle restreint, fidèles à nous-mêmes: peu, pauvres, sobres et silencieux»
CORINNE CHAPONNIÈRE, HISTORIENNE
La diligence européenne s’ébranle, en avant toute, et la SDL veut contribuer au roulement. On y favorise les étudiants genevois et les cerveaux étrangers de passage, histoire de profiter de leurs connaissances. Plus tard, ces mêmes hôtes seront suspectés de vols d’ouvrages – il y aura des affaires retentissantes – et on les accueillera avec moins d’entrain.
Augustin Pyrame, Marc-Auguste et Henri sont perméables à la nouveauté, mais imperméables à la bagatelle. Leur SDL n’est pas un cabinet de lecture – cet ancêtre des bibliothèques publiques – et encore moins un cercle. On n’y joue pas, on n’y fume pas, on n’y drague pas. On y converse et on étoffe son esprit via des ouvrages édifiants – les romans sont mal vus au début. Les dames sont priées de rester devant le porche de la Grand’Rue: elles ne seront admises qu’en 1953, quand il faut endiguer la chute du nombre d’adhérents.
Pas d’alcool, pas de fumée, pas de drague
Rigorisme, puritanisme, pudibonderie? Esprit des temps plutôt. La SDL est la scène d’un libéralisme intellectuel où on défend ses opinions, où on aiguise ses concepts. Cette ligne est l’assurance d’une réputation, pas d’une aisance financière. Le vent des révolutions balaie l’Europe de 1848 et la Société de lecture s’essouffle. Moins d’ardeur, peu de fonds: que faire alors pour se maintenir? Autoriser les jeux de cartes? Servir d’officine à Bacchus? Créer un fumoir? Vade retro satana. Pas de ça entre nous. La fumée, dit-on, serait néfaste à la santé de l’immeuble et des livres. Une réforme puissante sera bien votée en 1914: la cigarette est autorisée dans le salon de conversation.
Corinne Chaponnière résume ainsi l’esprit du lieu: «Ceci n’est pas un cercle, ce qui permet justement de demeurer en cercle restreint, fidèles à nous-mêmes et tels que nous sommes: peu, pauvres, sobres et silencieux.» Vive les buveurs d’eau. Sauf que cette pureté risque de conduire à la ruine. Dans ces années 1930 où l’Europe perd pied, le comité de la SDL prend une sacrée mesure: il décide d’apposer une plaque sur le mur extérieur de son porche, signalant son existence. Après la guerre, on va jusqu’à engager un chasseur de membres – qui touche 50 francs par prise. Cela ne suffit pas à revivifier la somptueuse résidence qu’il faudra bientôt restaurer, autre gouffre en perspective.
Des réformes décisives
Vite, un peu d’oxygène! Il va venir grâce aux rencontres avec des écrivains, dès 1976, initiative qui contribue à renouveler le public. Il viendra surtout de l’avocat Olivier WeberCaflisch qui, à la tête du comité de la SDL, trouvera les moyens de financer, entre 1984 et 1987, la restauration de l’hôtel particulier. Dans la foulée, on en louera une partie: l’assurance vie de l’institution. Nommée directrice en 2001, Delphine de Candolle développe une programmation culturelle de haut vol, marquée par les conférences d’auteurs à l’heure du lunch.
Le salon jaune est une marmite à présent. Bernard Pivot, 83 ans, s’emballe avec ce bagou d’émerveillé qui a fait sa gloire au temps d’Apostrophe et de Bouillon de Culture. Une jeune admiratrice mitraille ce chambellan de la lettre. Marie Turrettini annonce un bal masqué pour la fin de l’année. En son mausolée, Vladimir Ilitch grogne: le printemps ivre des buveurs d’eau ne passe pas.
* Coffret disponible à la Société de lecture, sur commande, rens. Société de lecture