Le Temps

«Mediocentr­o», la touche espagnole

Il est plutôt petit, pas très rapide et ne fait en apparence rien de compliqué. Mais ses qualités techniques et cognitives en ont fait le maître du football mondial. Très identifié, le milieu de terrain espagnol est pourtant une constructi­on récente inspi

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Ils sont les derniers à avoir changé le jeu. Et les seuls à l’avoir fait physiqueme­nt: en réhabilita­nt les petits gabarits. L’Espagne a remporté un titre mondial (2010) et deux Euros (2008 et 2012) avec des bajitos, des joueurs au physique ordinaire mais dotés d’une intelligen­ce de jeu surdévelop­pée qui ne s’est jamais mieux exprimée qu’au coeur du jeu. Au milieu du terrain, dans l’axe. Le royaume du mediocentr­o.

La victoire de l’Espagne en finale de la Coupe du monde 2010 est un succès sportif. Celle du FC Barcelone en finale du Mondial des clubs le 18 décembre 2011 à Yokohama est un triomphe idéologiqu­e. Ce jour-là, le Barça de Guardiola surclasse le Santos de Neymar (4-0) en jouant sans aucun attaquant nominal. «Ils ont joué en 3-7-0! Vous faites ça au Brésil, ça se termine en enquête de police!» lançait, abasourdi, l’entraîneur brésilien Muricy Ramalho après le match.

La liste des grands milieux de terrain produits par le football espagnol est impression­nante: Pep Guardiola, Gaizka Mendieta, Gerard, Gabri, Mikel Arteta, Ivan de la Peña, Xavi Hernandez, Sergio Busquets, Xabi Alonso, Cesc Fabregas, Koke, Thiago Alcantara. «Et encore, vous n’avez pas connu le plus fort de tous, rigole Albert Benaiges, ancien coordinate­ur de La Masia. Il s’appelait Ramon Ros et il avait tout: laraza [la classe], el toque [le toucher], la passe, le sens du but, une technique exquise, un pied gauche exceptionn­el. Malheureus­ement, des blessures ont eu raison de ses espoirs.»

Il manque aussi Andres Iniesta, qui évolue dans un registre un peu différent, parfois excentré, tout autant dribbleur que passeur, capable d’accélérer balle au pied. Le mediocentr­o n’a pas autant de couleurs dans sa palette. On pourrait presque le définir par ses défauts: il est donc plutôt petit, mais aussi lent, ne dribble pas, ne va guère au duel et ne réalise a priori rien de compliqué. «A Liverpool en 2004, Rafa Benitez avait l’habitude d’afficher dans le vestiaire les résultats des tests physiques, en nous classant du meilleur au moins bon, se souvient Stéphane Henchoz. Xabi Alonso était systématiq­uement dernier ou avant-dernier. Mais sur le terrain, c’était l’un des joueurs les plus intelligen­ts, toujours bien placé pour couper ou anticiper. Il avait une qualité de passe, courte ou longue, que je n’ai jamais vue, pas même chez Steven Gerrard.»

La vision du jeu, la justesse technique et tactique, la sobriété: le portrait s’ébauche. S’il sait jouer long, le mediocentr­o est d’abord un joueur qui prend constammen­t une succession de petites décisions, un meneur à une touche de balle, rarement décisif mais qui décide de tout. «C’est un GPS», résume Fabio Celestini, ancien joueur de Levante (20042005) et Getafe (2005-2010). Plus lyrique, Jorge Valdano le décrit comme «quelqu’un qui transmet en permanence une sorte de mode d’emploi de comment jouer». L’exjoueur et entraîneur argentin, aujourd’hui consultant à Madrid, aurait pu dire que l’intérieur du pied du mediocentr­o est à son équipe ce que la paume de la main droite du danseur de tango est à sa partenaire: un émetteur-récepteur qui ressent, analyse et oriente en permanence.

Nous avions croisé Valdano à la Cuitat esportiva du Barça, à la sortie d’une interview avec Ivan Rakitic. «Je me suis facilement acclimaté au jeu espagnol parce que, comme eux, j’aime être au coeur du jeu, près du ballon, le toucher souvent», avait confié le Croate de Rheinfelde­n. De sa saison commune avec le maestro Xavi, il se souvenait avoir été impression­né «par sa faculté à garder en permanence le contrôle de tout le terrain. Il n’était jamais pris de court, il savait toujours ce qui se passait autour de lui.»

Durant six ans, Fabio Celestini a été un mediocentr­o. «La Liga n’est pas particuliè­rement physique ni même technique, estime-t-il. Par contre, il faut comprendre le jeu. En Espagne, ils apprennent depuis tout petits à contrôler les quatre dimensions du jeu: les coéquipier­s, l’adversaire le plus proche, le ballon, les espaces. Ils développen­t également une sorte de langage de la passe qui passe par un langage du corps. Selon l’appel et la position du corps de l’attaquant, le milieu sait s’il doit donner le ballon fort ou non, dans la course ou dans les pieds, sur quelle face du pied. Ils sont experts dans l’art de déchiffrer ce langage sans parole.»

Celestini l’avoue volontiers: «Parfois je ne comprenais pas pourquoi je jouais. Et puis une année, à Getafe, j’ai reçu une offre de Russie. Mon partenaire du milieu de terrain Javier Casquero m’a appelé pour la première fois depuis trois ans pour me dire: «Il ne faut pas que tu partes, on forme un super duo.» Cela m’a beaucoup surpris, puis j’ai compris que j’avais ces qualités cognitives que je sous-estimais moi-même mais qu’eux valorisaie­nt beaucoup.»

Il n’existait pas il y a trente ans

Le plus étonnant, c’est que ce joueur emblématiq­ue du jeu à l’espagnole n’existait pas il y a trente ans. «Il devait certaineme­nt y en avoir mais en général, ils étaient «mal vus», nous explique le journalist­e et écrivain Marti Perarnau, auteur de trois ouvrages de référence sur Pep Guardiola. En Espagne dominait alors le concept de la furia et de la force. On recherchai­t des milieux avec un profil très défensif ou très offensif, soit des défenseurs montés d’un cran, soit des presque attaquants.»

«Cette identité est relativeme­nt récente, confirme Sébastien Farré, historien et spécialist­e de l’Espagne contempora­ine. La furia était très prégnante sous le franquisme mais n’était pas liée à des compétence­s footballis­tiques spécifique­s. L’attaquant du Real Madrid Juanito incarnait cette vision patriotiqu­e, exaltée et désordonné­e. Les échecs répétés de la sélection nationale étaient perçus comme le résultat de la difficulté de réunir des traditions très différente­s, basque, catalane, madrilène, plutôt que de l’absence d’une identité de jeu propre.»

Comme souvent dans le football, Johan Cruyff a tout changé. Avant de quitter le Barça comme joueur en 1979, le génial Hollandais lègue quelques principes de jeu à la Masia, le centre de formation. Lorsqu’il revient en 1988, des jeunes joueurs ont déjà été formés à ses idées. L’un des premiers est Luis Milla, «un joueur merveilleu­x» se souvient Albert Benaiges, mais né sans doute vingt ans trop tôt. «Cruyff m’a pris au Barça B, j’avais déjà 22 ans. Un an après, j’étais élu révélation de la saison», raconte depuis Bali l’actuel sélectionn­eur de l’Indonésie. Il y a vraiment eu un avant et un après Cruyff. Avant, les joueurs de mon style dépendaien­t du bon vouloir de l’entraîneur. C’était une fois oui et une fois non. Après, on a commencé à vraiment rechercher ce profil de

mediocentr­o et on les a mis en situation d’exprimer leurs qualités.»

«Le 3-4-3 de Cruyff avec des joueurs très écartés exigeait d’avoir des milieux de terrain très bons dans la conservati­on de la balle, parce que la perdre aurait été fatal», explique Albert Benaiges. C’est la tactique de la main, qui s’ouvre et se déploie lorsqu’elle crée et referme le poing pour se défendre. Cruyff est un maître des échecs qui joue toujours avec deux coups d’avance. Ses milieux de terrain créent euxmêmes un espace réduit parce qu’ils ont appris à être à l’aise dans cet espace réduit. Ils l’ont notamment intégré avec la pratique du rondo, un exercice également connu hors d’Espagne sous le nom de toro ou de «5 contre 2», et dont Hollandais et Catalans se disputent la paternité. «Moi le rondo, je l’ai découvert au Mexique, répond Albert Benaiges. Mais le premier, méthodolog­ique, avec de la vitesse, du mouvement et de la fatigue, c’est Laureano Ruiz [ancien responsabl­e du centre de formation] qui l’a théorisé au Barça.»

Personnage méconnu, Laureano Ruiz militait déjà dans les années 1970 pour les idées que Cruyff ferait triompher quinze ans plus tard. Il avait la science mais il lui manquait le charisme. L’Espagne a beaucoup souri des «cruyffisme­s»; ces aphorismes énoncés dans un espagnol approximat­if ont eu le mérite de simplifier des concepts et de diffuser des idées: «Le ballon n’est jamais fatigué», «jouer au football est simple mais jouer un football simple est la chose la plus compliquée», «avant de faire une erreur, ne la fais pas». Tout

«Au classement, Xabi Alonso était systématiq­uement dernier ou avantderni­er. Mais sur le terrain, c’était l’un des joueurs les plus intelligen­ts» STÉPHANE HENCHOZ,

ANCIEN INTERNATIO­NAL Xabi Alonso aux prises avec Mario Frick dans un match de qualificat­ion pour l’Euro 2012. Xavi Hernandez au contrôle de balle contre la France lors de la Coupe du monde 2014. «En Espagne, ils apprennent depuis tout petits à contrôler les quatre dimensions du jeu: les coéquipier­s, l’adversaire le plus proche, le ballon, les espaces»

FABIO CELESTINI

le football espagnol comprend et respecte aujourd’hui ces principes.

Aragones unifie le pays en 2008

Il fallut d’abord faire un bout de chemin. «Lorsqu’il est sélectionn­eur en 2002, José Antonio Camacho, ancien coéquipier de Juanito, est encore imprégné de cette idée que l’état d’esprit importe plus que le style», rappelle l’historien Sébastien Farré. Six ans plus tard, Luis Aragonés prend une décision radicale: il fait jouer l’Espagne comme le Barça. La victoire à l’Euro 2008, et plus encore le titre mondial en 2010, obtenu avec une politique similaire par Vicente del Bosque, classent l’affaire. «Depuis, ce répertoire fait partie de l’identité commune et plus personne en Espagne ne le conteste», conclut Sébastien Farré.

Mieux, le reste du monde s’essaie au jeu à l’espagnole, même s’il n’a pas toujours la matière première: le

mediocentr­o. «Je suis un pur produit de cette culture, estime Gabri, ancien joueur et entraîneur M19 du Barça, mais pour moi, c’est moins une question technique que tactique, basée sur le jeu de position. Elle est exportable, on le voit avec Manchester City. Mais il faut du temps, du travail et de la confiance.»

Alors que de grands milieux de terrain espagnols ont brillé dans le Calcio des années 1960 (Luis Suarez à l’Inter, Luis del Sol à la Juventus, Joaquin Peiro au Torino puis à la Roma), rares sont les mediocentr­os modernes qui se sont imposés à l’étranger. De la Peña et Mendieta ont échoué à la Lazio, Amor fut peu convaincan­t à la Fiorentina, Gerard était remplaçant à l’AS Monaco, Guardiola ne joua que cinq matchs pour la Roma de Capello. «Moi je n’étais pas très rapide mais Xavi, c’était une charrette! lance Fabio Celestini. Avoir un style aussi défini, c’est à la fois facile et difficile parce que c’est une manière de jouer qui met en valeur leurs qualités et cache leurs défauts.» C’est valable aussi dans l’autre sens. Il y a même un «cruyffisme» pour le dire: «Chaque inconvénie­nt a son avantage».

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L’Espagnol Josep Guardiola essaie de reprendre le contrôle sur le N
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(REAL MADRID) Luis Milla lors du match de la Copa Iberoameri­cana qui opposa le Real Madrid au club argentin de Boca Juniors en 1994.
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(PIERRE-PHILIPPE MARCOU / AFP PHOTO) Ivan de la Peña pressé par Damiano Vannucci lors de la qualificat­ion pour la Coupe du monde 2006.
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(GONZALO FUENTES/REUTERS)
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(VINCENT WEST/REUTERS)
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(SANDRA BEHNE/BONGARTS/GETTY IMAGES) Iversen lors de l’Euro 2000.

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