Le Temps

«PAUL CLAUDEL RÉINVENTE LA PRÉSENCE»

- PAR MARINA SALZMANN

Ecran blanc. Je reconnais cette sensation de vide. Discipliné­s, mes doigts se mettent aussitôt en rang au-dessus des touches, les effleurant à peine. Qui me guide quand j’écris? Les lettres se tiennent coites sur le clavier. Leur fixité me réconforte. A présent immobile à l’intersecti­on de plusieurs infinis, «j’attends le cavalier sans visage et sans voix»…, je sais qu’il viendra sous une identité ou une autre. Ce pari ne peut être perdu: toute attente résonne de paroles. Mentor, ou plutôt la merveilleu­se Athéna, est, comme chacun sait, spécialist­e des déguisemen­ts. En quoi sera-t-elle aujourd’hui? Woolf, Duras, Rilke ( j’explore mon petit panthéon personnel)? Le grutier qui parle à la radio de son métier? Quelque peintresse morte à la figure d’égarée? La divine sera-t-elle plutôt ce vieux chien sur son tas de fumier, seul à reconnaîtr­e son maître lorsqu’il est vêtu de loques? Patience, il surgira, le cavalier et «je traversera­i, accroché(e) à l’arçon de sa selle, les Eaux Jaunes», puisque ainsi poursuit le poème, figurant peut-être les impurs bouillonne­ments des liquides du commenceme­nt encore tout mêlés de terre. Là pourra naître l’aventure d’un tracé.

Suivant le fil encore anonyme de ces quelques vers tendus sans doute par la déesse aux yeux pers (elle a reproduit avec une perfection d’actrice le geste d’Ariane), m’y accrochant, je m’engage parmi les ombres pressantes tout en feignant la désinvoltu­re. Qu’est-ce que je fabrique ici, moi, une créature de bureau? C’est alors que des ténèbres du fond, je vois lentement émerger une tache sphérique et pâle. Elle grandit sans bruit, glissant comme une petite lune, ou un lampion – une tête sans son corps… Le personnage à qui elle appartient porte probableme­nt des vêtements sombres. J’ai déjà vu ce truc au théâtre. Mais je reconnais ces traits un peu maussades. Notre Athéna a pris le masque de Paul Claudel, tel qu’il apparaît sur la vignette qui orne la couverture de la Pléiade. Et voilà qu’il ou elle me tend quelque chose… Non pas le bouclier brillant comme un miroir que la déesse donna autrefois à Persée pour vaincre Méduse, ni le sac sans fond, ni ces sandales complétées de fins élytres dont on a pu se demander comment ils pouvaient soulever le poids d’un corps, mais un instrument d’optique d’apparence assez surannée quoique de facture excellente. Ajoutons que cet objet magique s’accompagne d’un encouragem­ent d’autant plus précieux qu’il est formulé avec une parfaite simplicité:«Hong Kong et les îles qui en escortent l’entrée, tout cela est à présent si petit derrière nous qu’on le mettrait dans sa poche.Mais on peut encore voir tous les détails parfaiteme­nt quand on les regarde avec la lunette d’approche.»

C’est par ces mots que commence Connaissan­ce

de l’Est, recueil de textes écrits par Claudel lors de ses séjours en Chine et au Japon alors qu’il y était ambassadeu­r. Si par son emplacemen­t il marque le début du voyage, «Hong Kong» fut cependant rédigé plusieurs années après les autres, soit en juin 1927, alors que le périple asiatique de Claudel était achevé. Il est à la fois une synthèse mélancoliq­ue et une feuille de route par laquelle l’écrivain, en maître de l’espace et du temps, indique de quoi il faut se munir pour partir dans la Connaissan­ce. Longue-vue, puisque vous venez pour voir. Cartes marines et célestes car vous vous dirigerez entre les gouffres. Avertissem­ent: il y aura de «sinistres étoiles», de la démesure. Le phrasé cérémonieu­x et précis de Claudel conduit d’abord à la rive et comme nous tournons les pages, nous visitons les terres de l’intérieur. Cocotiers, pagodes et jardins, villes surgissent du silence ou de la nuit comme autant de signes.

Certains passages, lus et relus, deviennent peu à peu des talismans. Par exemple je pense souvent au grand banyan qui veille à l’entrée du village et qui, «comme un Atlas s’affermissa­nt puissammen­t sur ses axes tordus, du genou et de l’épaule à l’air d’attendre la charge du ciel: à son pied un petit édicule où l’on brûle tous les papiers que marque le Mot noir, comme si, au rude dieu de l’Arbre, on offrait un sacrifice d’écriture».Les poèmes ne sont peut-être que des offrandes au vide dont ils sont issus. Mais ceci n’enlève rien au sérieux d’un rituel qui nous fait humains.

Si soi-même on aime écrire comme c’est mon cas, la lecture de Paul Claudel peut contribuer à creuser le passage entre le monde et le texte. Les phrases coudées des versets, leurs articulati­ons souvent complexes amènent à ralentir, à prendre le temps – tout comme les sentiers de la Chine, qui sont escarpés. Peu à peu, je perçois comment le phrasé claudélien coud la terre au ciel; comment, horizontal­ement, il relie les terres de sépulture à l’animation des villes. Le paysage trouvé dans l’oeil ou dans l’oreille est ressaisi par la phrase qui alors en réinvente la présence, l’élargit. Parmi les mots du livre, je poursuis poète et paysage. Je m’enchante de la relation qu’ils ont tissée et prends à mon tour position. Je leur ressemble. Pourtant déjà je me dégage. L’essentiel, c’est que le style n’orne ni ne décore jamais. Qu’il agisse. Qu’il libère la langue des nécessités du commerce journalier en laissant entrevoir l’énergie créatrice et la promesse de sens qu’elle recèle.

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