Le Temps

A Lisbonne, échos du rite initiatiqu­e de jeunes comédiens romands

- PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Au Théâtre national, 16 acteurs de la Manufactur­e préparent un spectacle de sortie d’école mémorable. Star de la scène européenne, le Portugais Tiago Rodrigues dirige la manoeuvre. Filature sur des pavés ensorcelés ◗Dans la soute à fictions, ils ont embarqué Ulysse. Cela ressemble à une formule, mais cette équipée lisboète commence bien ainsi, sous le signe du plus rusé des héros grecs. Un guerrier qui passe sa vie à zigzaguer d’une île à l’autre. Samuel Perthuis, 26 ans, vous montre du doigt l’enseigne d’Ulysse, dans une rue marchande où les vitrines font les belles pour appâter le touriste.

Ce lundi à Lisbonne, les 16 élèves-comédiens de la Haute Ecole des arts de la scène de Suisse romande – la Manufactur­e à Lausanne – font relâche. Pas de répétition. Alors Samuel, l’un des 16 futurs diplômés, propose de s’égarer dans la ville de Luís de Camões, ce bretteur qui a célébré dans Les Lusiades le Portugal des épopées.

LA PATTE ENCHANTÉE DE TIAGO RODRIGUES

Bon, reprenons. Ulysse d’un côté, Camões, ce chevalier poète du XVIe, de l’autre, et, au milieu, un escadron de comédiens suisses, à l’aube de la carrière. Ils habitent dans le quartier des

anjos – les anges, comme un talisman, un clin d’oeil du ciel. On s’y perd un peu, mais ça fait partie du programme. Samuel Perthuis, lui, s’est arrêté devant la boutique d’Ulysse, une devanture de deux mètres de large. On regarde: des gants en peau, vermillon, chameau, café crème, aspirent à l’envol. Cet Ulysse est gantier et c’est devant son antre que l’un des plus extraordin­aires spectacles de sortie d’école a germé début avril, sous la direction de Tiago Rodrigues, nouveau héraut du théâtre européen, un conteur qui entrelace ses histoires et celles du monde.

A cet instant, devant cet Ulysse aux doigts bonimenteu­rs, on mesure le privilège. La promotion 2018 de la Manufactur­e jouera du 25 au 27 mai son spectacle de sortie, Ça ne se passe jamais comme prévu, sur les planches du Théâtre national de Lisbonne, la maison que Tiago Rodrigues, 40 ans, dirige. Mieux, elle bénéficier­a d’une exposition maximale, du fait du renom de l’artiste, en juin, à l’occasion d’une tournée, au Crochetan à Monthey, au Temple allemand à La Chaux-de-Fonds, au Théâtre de Vidy, au Loup à Genève, au Printemps des comédiens à Montpellie­r, au Festival des écoles à Paris.

AU BONHEUR DES ANGES

Les anges sont vernis? Oui. Mais il se pourrait bien que le plus beau soit ailleurs, dans cette plongée de deux mois dans une cité où les patios mystérieux prolifèren­t, où le pavé espère toujours être soulevé, où le chant de la nuit chasse la divagation du jour, où un verre de ginjinha, cette liqueur de cerises, dilate les coeurs. «Le premier jour, Tiago Rodrigues nous a fait visiter la ville, raconte Samuel Perthuis, pas les sites touristiqu­es, mais les lieux qui le touchent. Il a commencé par le gantier Ulysse, justement, parce qu’il est fou de ces gants. Puis il nous a entraînés au Principe Real, un petit parc où tous les Lisboètes se retrouvent, étudiants, vieillards, flâneurs.»

En ce lundi où les théâtres chôment, on se raconte donc des histoires, guidé par Samuel Perthuis qui refait lui-même un chemin cher à Tiago Rodrigues. Un cyprès bas sur ses pieds expose une frondaison miraculeus­e, une coiffe de nonce apostoliqu­e. Vous êtes au Principe Real et cet arbre est un totem filmé jadis par Manoel de Oliveira. «Les deux premières semaines, Tiago nous envoyait à la découverte de la ville et nous demandait de lui ramener une vision, une sensation, une anecdote, ce qu’il appelait un «polaroïd». On le lui rapportait le lendemain et il s’en servait pour l’écriture de la pièce.»

UN CYPRÈS À FABLES

Devant ce cyprès, Camille Le Jeune, l’un de anges de la Manufactur­e, a vu une vieille Lisboète détacher une feuille pour en sentir le parfum. Elle a fait de même, dans l’espoir d’un vertige. Mais elle était inodore. Ce «polaroïd» est la graine pourtant à partir de laquelle Tiago Rodrigues a conçu la pièce: l’histoire de deux êtres, le sexe n’est pas précisé, qui se croisent au Principe Real, passent une soirée ensemble, se promettent de se retrouver, tout en évitant de se donner leurs adresses, trop romantique­s pour ce genre de commodité. La feuille devient feuillet: l’amoureux s’adresse à l’absent, dans l’espoir que l’encre le ramènera à lui.

«Tiago Rodrigues s’est servi de nos «polaroïds» pour écrire un texte composé de 16 lettres d’adieu, chacun de nous a la sienne, pensée pour lui, à partir de ses sensations», confie devant le cyprès Samuel Perthuis. Son camarade Lucas Savioz complétera plus tard les choses ainsi: «Les premières semaines, on était assis dans la salle de répétition du Théâtre national, on lisait les lettres qu’il avait écrites, on ne faisait rien que de s’écouter, de raturer ce qui ne convenait pas, d’imaginer d’autres formules. Je n’ai jamais parlé autant pour préparer un spectacle. Tiago ne fige rien, il attend de nous qu’on soit ouvert à l’imprévu.» C’est ce qu’on appellera une maïeutique théâtrale.

– Taxi! A la piscine olympique de Belém.

Le jour s’effiloche et on file vers le Tage, à la recherche d’une piscine autrefois fameuse, aujourd’hui abandonnée, où Tiago Rodrigues a emmené ses pupilles. On y est: une fosse commune, le bassin vide de nos solitudes sous un ciel gribouille. On écoute alors Samuel Perthuis: «Tiago nous a parlé d’une amie à lui qui, adolescent­e, traversait chaque matin le Tage à la nage. Un jour, elle a été repérée par un entraîneur russe à cause de ses mains. Il est devenu son coach, il l’a entraînée ici. Elle est aujourd’hui écrivaine, nous l’avons rencontrée.»

LISBONNE DANS LA PEAU

Comme le cyprès du Principe Real, comme le gantier Ulysse, comme l’ancienne prison de l’Aljube où les opposants du régime de Salazar étaient torturés, ce bassin hantera la pièce. «Je me suis intéressé au regard que ces jeunes portaient sur ma ville, à leur perception d’étrangers qui pourraient y rester peut-être, confiera le lendemain Tiago Rodrigues. Ils filtrent Lisbonne et eux se transforme­nt à son contact: le texte se nourrit de cet échange.»

Au bord du Tage, Samuel Perthuis vous parle du 25 avril passé, le jour où Lisbonne célébrait comme chaque année sa révolution de 1974, la fin du salazarism­e, du mirage du colonialis­me, de l’étrangleme­nt en douce des opposants. Cet après-midi-là, avec Camille, Morgane, Lucas et toute la bande, il se noie dans la foule aux oeillets. Il ne le formulera pas ainsi, mais on jurerait que cette liesse silencieus­e avait la force d’un rituel de passage: la grandeur d’une insurrecti­on. «Tiago Rodrigues nous a beaucoup parlé de cette période, de l’obéissance de la population à ce régime, de la duplicité d’un pouvoir qui sous des apparences de rationalit­é éliminait sauvagemen­t ses adversaire­s.»

ULYSSE, UN SACRÉ GANTIER

Dans le crépuscule, on se dirige vers la colossale place du Rossio, coeur royal de la capitale, dominée sur son piédestal par la statue de Pedro IV, premier empereur du Brésil au début du XVIIIe. Sauf qu’il ne s’agirait pas de Pedro IV comme c’est écrit dans les guides, ah, ah, mais de Maximilien de Habsbourg, empereur du Mexique, s’amuse Samuel. Les autorités n’auraient pas eu l’argent pour s’offrir Pedro, le sculpteur leur aurait alors fourgué Maximilien.

Lisbonne est la cité des leurres, c’est pour ça qu’on y rêve bien. Juste en face de Pedro-Maximilien, le Théâtre national de Tiago Rodrigues plastronne avec ses colonnes néoclassiq­ues. C’est dans les soubasseme­nts de l’édifice, là où autrefois les bourreaux de l’Inquisitio­n torturaien­t les hérétiques, que les acteurs de la Manufactur­e brodent ces jours encore leur odyssée.

Samuel s’est éclipsé à l’instant. Plus tard, Morgane Grandjean dira que chaque lettre s’ajuste au comédien qui la porte. «Comme un gant», sourira Tiago Rodrigues. Ulysse, le gantier, c’est lui. Dans la bouche de la tribu de la Manufactur­e revient en leitmotiv ce vers de Camões: «Changent les temps et changent les désirs…»

A Lisbonne, il s’agit pour la volée des anjos de cela justement: dire

adeus à l’école avec l’élégance qui sied pour rencontrer son désir. Ça ne se passe jamais comme prévu, Monthey, Théâtre du Crochetan, ve 1er et sa 2 juin; La Chaux-de-Fonds, Temple allemand, ve 9 et sa 10 juin; pour la tournée: www.manufactur­e.ch

«Vous avez le droit de contester ce que je dis. Ce sont des provocatio­ns. A vous de réagir» TIAGO RODRIGUES AUX COMÉDIENS

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(PHOTOS: FILIPE FERREIRA) (De gauche à droite) Samuel Perthuis, Pépin Mayette, Lucas Savioz, Isabela Moraes Evangelist­a et Victor Poltier improvisen­t une scène de «Ça ne se passe jamais comme prévu». Tiago Rodrigues aime explorer toutes les possibilit­és d’une idée, quitte à...
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Le spectacle entrelace une passion lisboète écrite au fil des répétition­s par Tiago Rodrigues et des extraits de «La cerisaie» de Tchekhov.

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