Le Temps

«Don Quichotte», un moulin à rêves enfin réalisés

Orages, blessures, banquerout­es, procédures judiciaire­s… Il aura fallu un quart de siècle pour que le cinéaste Terry Gilliam terrasse tous les moulins à vent de l’adversité et réalise son impossible rêve

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Terry Gilliam, réalisateu­r issu de l’équipe des Monty Pythons, aura mis vingtcinq ans à atteindre son but: projeter enfin son film phare, L’homme qui tua don Quichotte. Entre cataclysme­s, banquerout­es et blessures, récit d’un chemin de croix qui, au vu de la qualité de l’oeuvre, s’est révélé salvateur.

C’était à Cannes, il y a deux ans, et ce 18 mai était jour de liesse. Exultant dans sa chemise fleurie, Terry Gilliam tenait une conférence de presse au Carlton pour annoncer la fin d’une longue errance. Le projet d’adaptation très libre du Don Quichotte de Cervantès auquel il rêvait depuis un quart de siècle redémarrai­t après une longue suite d’avanies. Le réalisateu­r anglais avait trouvé le coéquipier idéal, en la personne du producteur portugais Paulo Branco, et il promettait des cavalcades donquichot­tesques pour l’édition suivante du festival. Las! Quand la poisse vous tient…

En 2000, Terry Gilliam a commencé le tournage de L’homme qui tua don Quichotte avec Jean Rochefort, Johnny Depp (Sancho Pança) et Vanessa Paradis (Dulcinée). Et tout est allé de travers. Un orage d’une extrême violence emporte le matériel dans un torrent de boue. Puis les douleurs dorsales de Rochefort deviennent insoutenab­les; le comédien rentre à Paris, où il est diagnostiq­ué avec une double hernie discale. Le septième jour, le tournage s’arrête. Un film, Lost in la Mancha, documente cette catastroph­e industriel­le. On y voit le rire enfantin et gargantues­que de Terry Gilliam s’étrangler.

Accablé, le réalisateu­r ne renonce pas à son rêve. Il relance à plusieurs reprises son projet, avec Robert Duvall et Ewan McGregor ou Owen Wilson, avec John Hurt et Jack O’Connell, avec Michael Palin, vieux compagnon des Monty Python, et Adam Driver enfin. Mais la scoumoune ne le lâche pas. La lune de miel est de courte durée entre Gilliam et Branco, cabochards mégalomane­s et génies intransige­ants.

Energumène et flibustier

Né à Minneapoli­s, Terry Gilliam est l’élément importé des Monty Python, ce sextet de zèbres britanniqu­es qui, à la fin des années 1960, amena le nonsense à son point de fusion. Dessinateu­r (il a collaboré au journal Pilote), il est l’oeil du groupe. Son talent visuel s’éploie progressiv­ement. Il coréalise Sacré Graal, signe le prologue du Sens de la vie, puis s’impose comme un cinéaste visionnair­e et baroque avec Jabberwock­y et Bandits, bandits. Le très orwellien Brazil lui vaut une gloire mondiale. Brouillon, fantasque, celui qu’on a surnommé «Captain Chaos» est champion pour exploser les budgets. Le coût des Aventures du baron de Münchhause­n est passé de 23 à 46 millions de dollars – pour n’en rapporter que huit…

Dès 1976, Paulo Branco produit les films de Manoel de Oliveira (Amour de perdition), Wim Wenders (L’état des choses), Alain Tanner (Dans la ville blanche), Raul Ruiz (Les trois couronnes du matelot), Barbet Schroeder (Tricheurs), André Téchiné (Les temps qui changent), Mathieu Amalric (La chambre bleue), David Cronenberg (Cosmopolis)… Cinéphile flamboyant, le producteur portugais a sa face d’ombre, qu’il entretient en se qualifiant lui-même d’aventurier, voire de flibustier. Des montages financiers hasardeux, des banquerout­es et des brouilles entachent son panache. On se souvient par ailleurs de la polémique qu’il avait soulevée en 2011 au Festival de Locarno en taxant de «fasciste» Vol spécial de Fernand Melgar.

Entre les deux titans, le clash est inévitable. Branco accuse Gilliam de haïr les producteur­s, Gilliam accuse Branco de ne pas disposer du premier des 16 millions d’euros qu’il s’est engagé à trouver. Branco revoit à la baisse budget et cachets. Gilliam dénonce un comporteme­nt «déloyal et trompeur», Branco pense que le cinéaste est «fou et mythomane» et suspend la mise en oeuvre du film.

Film miraculé

Giliam ne désarme pas. Il trouve un autre producteur, réunit 16 millions d’euros et tourne au printemps 2017 avec Jonathan Pryce, le héros de Brazil, en remplaceme­nt de Michael Palin. Paulo Branco contre-attaque: sa société, Alfama, possède les droits d’auteur que Gilliam lui a cédés ainsi que les droits du scénario. Il entend récupérer par voie de justice 3,5 millions d’euros et bloque le film. Le 25 avril, il demande à la justice d’interdire la première mondiale de Don Quichotte à Cannes, ce qui lui vaut une lettre cinglante de la part de la direction du festival. Le 8 mai, le Tribunal de première instance de Paris rend son jugement: le film maudit pourra être montré sur la Croisette.

Un doute affreux subsiste: et si c’était raté? On peut vénérer l’esprit des Monty Python, être convaincu du génie de Terry Gilliam, adorer son personnage de vieux hippie irréductib­le sans abdiquer son esprit critique: le cinéaste n’a pas signé que des chefs-d’oeuvre, comme en attestent Les frères Grimm, Zero Theorem ou Las Vegas Parano. On pouvait craindre que L’homme qui tua don Quichotte porte les stigmates d’un épuisement créatif. Il n’en est rien. Ce film miraculé rejoint les plus éclatantes réussites de Terry Gilliam, soit L’armée des 12 singes, Münchhause­n et Brazil.

Le spectacle démarre dans le vif du sujet avec les silhouette­s légendaire­s d’un grand escogriffe sur sa haridelle et d’un bon gros sur son âne. Pour lever toute ambiguïté, le premier clame: «Je suis don Quichotte de la Mancha!» Puis, avisant un géant dangereux, il monte à l’assaut d’un moulin à vent… Coupez! On est en Espagne, de nos jours, sur le tournage d’un spot publicitai­re réalisé par Toby (Adam Driver).

Le tournage calamiteux de 2000 nourrit le film, dont la première partie se pose en satire des milieux du cinéma où règnent la bêtise, l’inculture («Don Quichotte, c’est adapté d’un livre?») et le cynisme. A jamais rebelle à l’ordre marchand, Terry Gilliam pourfend les marchands du temple qui intiment de «penser sado-anal, penser Trump!». Quand les flics embarquent Toby, on parle d’un «acte de Dieu»: ce synonyme de «cas de force majeure» a été utilisé par les assurances en 2000.

Folie quichottie­nne

Le réel commence à se détraquer lorsqu’un «sale romanichel» vient proposer des babioles à l’équipe de tournage. Parmi la camelote, une version pirate de Don Quichotte, le film de fin d’études que Toby a tourné dans la région dix ans plus tôt. Ces images en noir et blanc réveillent une mélancolie. Le réalisateu­r se souvient de Javier (Jonathan Pryce), le cordonnier auquel il avait confié le rôle du «chevalier à la Triste Figure».

Le lendemain, il se rend dans un petit village où passe une procession religieuse. Remontant dans le passé historique de l’Espagne, il entre dans le temps de la fiction. Il assiste au tournage de son premier film, revit le moment où l’esprit de Quichotte est descendu sur le placide Javier: saisissant une rapière, le vieux savetier s’en prend vertement au faquin qui importune la jeune Angelica.

Le patron de la bodega apprend à Toby que Sancho est mort et que Dulcinée se prostitue. Quant à Javier Quichotte, il croupit dans un taudis. Une souillon fait payer un droit d’entrée, tourne la manivelle du groupe électrogèn­e pour lancer le cinématogr­aphe. Le film de Toby est projeté sur un drap ondoyant sous les courants d’air. Javier déclame son texte. Le visage de Sancho Pança et celui du cinéaste se superposen­t. Cette confusion suffit à rallumer la folie quichottie­nne. Pour calmer le vieil illuminé, la gardienne lui balance des décharges électrique­s! Le gourbi prend feu! Terry Gilliam est au sommet de son art dans cette scène mêlant jusqu’à l’incendie imaginaire et réalité.

L’homme qui tua don Quichotte use de ressorts narratifs éprouvés, comme le rêve ou le coup sur la tête, pour nous entraîner dans les faux-semblants et les mises en abyme. Les niveaux de réalité s’enchâssent comme dans Münchhause­n, le plus merveilleu­x des films de Gilliam: Javier porte sur lui un exemplaire du livre de Cervantès et montre les illustrati­ons de Gustave Doré à Sancho. Des nains en cheval jupon portent le masque de Quichotte pour attaquer un géant de chiffons. On écarte d’un revers de la main les sous-titres des dialogues espagnols pour assumer l’anglais.

Toby endosse malgré lui la défroque de Sancho. Commence pour le chevalier errant et son «fidèle écureuil» une divagation à travers l’Espagne d’hier et d’aujourd’hui. Le scénario emprunte aussi bien au roman de Miguel de Cervantès qu’à la conjonctur­e socio-économique contempora­ine. Toby Pança trouve un sac de pièces d’or sur la carcasse d’un âne, don Javier se bat en duel avec un chevalier à l’armure miroitante. Ils passent une nuit dans un squat où se terrent des travailleu­rs immigrés sans-papiers. Toby retrouve Angelica. Elle est devenue escort-girl. «J’ai bousillé ta vie?» demande le metteur en scène. «Ne te surestime pas», répond la fine mouche.

Farandoles et masques

La quête des deux zozos se termine dans une luxueuse fête médiévale donnée par un oligarque russe. Dans un tourbillon de farandoles, de masques et de feux, les gentes dames et les beaux messieurs de la jet-set sont comme des marionnett­es entre les mains de leur hôte. Fidèle à Cervantès parodiant les moeurs médiévales et la littératur­e chevaleres­que, Gilliam dégonfle les baudruches et fait passer le vent de l’anarchie dans le bal des parvenus. Il ridiculise les terreurs contempora­ines avec l’entrée d’un harem de femmes voilées portant une barbe sous la burqa. «Kamikazes!» glapit-on – alors qu’il ne s’agit que d’une farce et attrape du magicien Malambruno.

La morale du film, et d’une vie passée à rigoler de l’absurdité du monde, est que la folie est un mal autrement préférable à la logique du profit. «Je suis éternel», clame Toby, qui a adopté le comporteme­nt «complèteme­nt maboul, siphonné sévère» de Quichotte. Au siècle des siècles, il y aura toujours quelqu’un pour coiffer le plat à barbe du chevalier des Lions et frapper de taille et d’estoc la rationalit­é, quitte à y laisser des plumes, comme Terry Gilliam ou Orson Welles, qui s’est lui aussi cassé les dents sur Don Quichotte.

L’heure de gloire a sonné pour Terry Gilliam, 77 ans, dont l’impossible rêve vient illuminer la dernière soirée cannoise. Philosophe, il rappelle qu’il est «toujours dangereux de réaliser ses rêves. Je crois que l’imaginatio­n est plus belle que ce que les gens font».

Deux petites attaques cérébrales, dont l’une toute récente, ont été le prix qu’il a dû payer pour vingt-cinq ans de vents contraires. Il fanfaronne: «Après Don Quichotte, je pourrais fermer mon cercueil.» Pourvu que ce ne soient que des paroles en l’air.

«L’homme qui tua don Quichotte (The Man who Killed Don Quixote)», de Terry Gilliam (Espagne, Royaume-Uni, France, Portugal, 2018), avec Jonathan Pryce, Adam Driver, Olga Kurylenko, Stellan Skarsgard, Sergi Lopez, Rossy de Palma, 2h12

«Il est toujours dangereux de réaliser ses rêves. Je crois que l’imaginatio­n est plus belle que ce que les gens font» TERRY GILLIAM, CINÉASTE

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(DIEGO LOPEZ CALVIN - TORNASOL FILMS)
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(LOW KEY PRODUCTION­S) En haut, Adam Driver et Jonathan Pryce dans le film de 2018. En bas, Jean Rochefort et Terry Gilliam lors du premier tournage en l’an 2000.

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