Le Temps

Kore-eda et Godard, retour sur un Festival de Cannes doublement palmé

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Une Palme d’or normale pour le réalisateu­r japonais d’«Une affaire de famille». Et une spéciale pour le sphinx rollois qui présentait «Le livre d’image». Ce doublé inédit sanctifie une édition 2018 marquée par la dignité et la qualité des films

En 2018, le Festival de Cannes s’est réinventé, a renouvelé son cheptel de réalisateu­rs. Si la densité de stars sur tapis rouge s’est éclaircie, la qualité des films en Compétitio­n s’est accrue. A deux exceptions françaises près (Les Filles du Soleil et Un couteau dans le coeur), ils sont tous dignes d’éloges. A l’instar du palmarès.

Il faut rendre grâce à l’immense Cate Blanchett et à son jury de femmes et d’hommes remarquabl­es d’avoir réparé une forme d’injustice en créant une Palme d’or spéciale pour Jean-Luc Godard, «un artiste qui fait avancer le cinéma, qui a repoussé les limites, qui cherche sans arrêt à définir et redéfinir le cinéma», dit la présidente du jury.

Le réformateu­r du 7e art a exercé une influence déterminan­te sur le cours du cinéma. Depuis près de soixante ans, il a infatigabl­ement créé de nouvelles formes, réfléchi à notre rapport au monde et à sa représenta­tion. Cette année encore, il a ébranlé, ébloui les spectateur­s avec Le livre d’image, un poème sonore et visuel, un collage de textes et d’images fouillant la mémoire du cinéma et de l’humanité. Il a aussi réinventé l’art de la conférence à travers Facetime. Les journalist­es ont défilé devant le smartphone comme les hominiens de 2001 L’odyssée de l’espace devant le monolithe.

Jean-Luc Godard a 87 ans et une Palme d’or ne ferait pas grand sens dans sa carrière et sur sa cheminée. En revanche, une Palme d’or spéciale est une façon de dire merci. Merci d’avoir dessillé nos regards, merci de n’avoir pas cessé de croire à la culture et à l’être humain. En l’absence de l’artiste, sa productric­e a cité cette sentence, «On n’est jamais suffisamme­nt triste pour que le monde soit meilleur», qu’il est urgent de méditer.

Le Prix d’interpréta­tion féminine va à Samal Yeslyamova pour Ayka, de Serguey Dvortsevoy, dans lequel elle tient le rôle d’une petite immigrée kirghize à Moscou, courant, telle la Rosetta des Dardenne, d’une galère à l’autre pour survivre et échapper à ses créanciers. Le Prix d’interpréta­tion masculine est décerné à Marcello Fonte pour Dogman, de Matteo Garrone: il y tient le rôle d’un chétif toiletteur de chiens malmené et manipulé par une brute locale.

Réalisme mystique

Chantre des convulsion­s de la culture noire américaine dans les années 1980, Spike Lee était sorti des radars. Il revient en pleine forme avec BlacKKKlan­sman, une désopilant­e comédie antiracist­e relatant une histoire vraie, celle du policier noir ayant infiltré le Ku Klux Klan, et reçoit le Grand Prix du Festival tandis que Nadine Labaki obtient le Prix du jury pour Capharnaüm, une plongée dans les bas-fonds de Beyrouth où les enfants triment et souffrent.

Jafar Panahi et Alice Rohrwacher se partagent le Prix du scénario. Le cinéaste iranien, qui n’a pas été autorisé à sortir de son pays, brouille la frontière entre réalité et fiction, et brosse de beaux portraits de femmes dans Trois visages. Dans une assomption de réalisme mystique, sa consoeur italienne évoque la servitude et l’exode rural à travers la figure d’un garçon de ferme simple et doux dans Lazzaro felice. Enfin, Pawel Pawlikowsk­i reçoit un indiscutab­le Prix de la mise en scène pour Cold War, une histoire d’amour au temps de la guerre froide.

Liens du coeur

Quant à la Palme d’or, la vraie, l’officielle, elle couronne Hirokazu Kore-eda, un vieil habitué cannois, pour Une affaire de famille. Ce remarquabl­e observateu­r de l’enfance entre dans l’intimité d’une communauté en marge de la loi au sein de laquelle les liens du coeur se substituen­t aux liens du sang.

La Caméra d’or, qui récompense un premier film, va à Lukas Dhont pour Girls, bouleversa­nte évocation de la souffrance morale qu’endure un garçon qui veut devenir une fille.

A la fin de la cérémonie, jurés et lauréats se sont retrouvés au sommet des marches. Sting et Shaggy ont chanté «Message in a Bottle», le tube de Police de 1979. «Sending out an SOS to the world»… Beaucoup de films évoquent la précarisat­ion et la misère, la difficulté de vivre sur une planète où l’appât du gain et le mythe de la croissance creusent les inégalités. Ils sont comme des SOS. Peut-être ne sommes-nous pas encore assez tristes.

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