Le Temps

Révolution verte dans les villes romandes

La plus ancienne banque de semences du monde a fait des petits. Près de Lyon, un jardin conservato­ire, directemen­t inspiré d’elle, cultive un savant mélange de variétés françaises et russes. Plus qu’un musée du végétal, ce genre de projet attire scientifi

- ANGELA BOLIS

AGRICULTUR­E Lausanne, Genève, Meyrin, Neuchâtel développen­t des projets de potagers urbains. Leur fonction n’est pas seulement symbolique, mais aussi réellement nourricièr­e

Et si, demain, vous remplaciez vos fraises espagnoles achetées au supermarch­é, gavées d’engrais et de pesticides, par les fruits de votre toit? La question n’a rien de théorique. Une étude de l’Ecole du paysage, d’ingénierie et d’architectu­re de Genève (Hepia) a montré que les toits plats offrent d’excellente­s conditions pour la culture en sac de petits fruits et notamment de fraises. Une initiative parmi d’autres dans la floraison de projets d’agricultur­e urbaine qui voient en ce moment le jour en Suisse romande.

Pionnière, Lausanne a défini une stratégie globale en faveur de l’agricultur­e urbaine, depuis les domaines agricoles municipaux jusqu’aux initiative­s citoyennes. «J’aimerais que sur chaque balcon poussent des plantes qui seront consommées par les habitants», dit la municipale chargée du projet, Natacha Litzistorf. Genève a lancé son propre programme baptisé «Nourrir la ville». A Meyrin, à la frontière nord de Genève, l’écoquartie­r des Vergers mêlera des parcelles cultivable­s destinées aux habitants, une exploitati­on maraîchère profession­nelle et un espace dédié à la vente de produits locaux.

Planter des petits pois sur son balcon pour enrayer la crise écologique globale, n’est-ce pas dérisoire? Non, et pour deux raisons, répondent les praticiens de l’agricultur­e urbaine.

D’abord, les rendements obtenus sont loin d’être négligeabl­es. Ensuite, l’agricultur­e urbaine permet aux citadins de mieux comprendre comment leurs habitudes de consommati­on impactent l’environnem­ent. «L’idée est de se questionne­r sur notre système alimentair­e et sur la manière dont la production agricole accède à la ville», relève Gaétan Morel, du projet genevois «Nourrir la ville».

«L’agricultur­e urbaine répond à la demande sociale d’une alimentati­on locale» NATACHA LITZISTORF, MUNICIPALE LAUSANNOIS­E

Le «jardin Vavilov» sort à peine de sa dormance en ce mois de mai. Un cardon vert de Vaulx-en-Velin élance ses longues feuilles dentelées; à côté, un carré de terre attend ses jeunes pousses de courges, céréales et aromatique­s du Caucase. Situé en France, près de Lyon, ce jardin conservato­ire cultive un savant mélange de variétés locales françaises et russes, et de leurs ancêtres sauvages. Il est le premier en Europe à diffuser au grand public l'héritage de l'Institut Vavilov, plus ancienne banque de graines du monde, situé en Russie.

L'histoire du jardin Vavilov commence il y a plus de dix ans, lorsque l'ethnobotan­iste Stéphane Crozat réalise une étude sur la flore de la région lyonnaise. Il recense de multiples variétés anciennes de fruitiers, légumes ou rosiers, et découvre que la région était, au XIXe siècle, un centre majeur de botanique et d'horticultu­re en Europe. Une histoire largement oubliée dans la métropole française, qui borde désormais la «vallée de la chimie» et ses industries. Il crée le Centre de ressources de botanique appliquée (CRBA), vite rejoint par d'autres partenaire­s formant ainsi le collectif Vavilov, et part alors en quête de ce patrimoine agricole, dans les jardins et les collection­s… mais ne retrouve «plus grand-chose» en France. C'est alors que le jeune collectif lyonnais se tourne vers l'Institut Vavilov.

Quatrième banque de graines

L'institutio­n russe, fondée en 1894, a entrepris de collecter des variétés dans le monde entier avant que l'agricultur­e ne s'industrial­ise, et que la biodiversi­té cultivée ne s'érode. Entre les années 1920 et 1940, son éminent directeur Nikolaï Vavilov a lancé des expédition­s dans 64 pays – des Etats-Unis à l'Afghanista­n, de la Chine à l'Ethiopie ou à l'Uruguay… L'Institut, quatrième banque de graines du monde, compte aujourd'hui quelque 325000 variétés. Une partie de ces semences est congelée ou cryogénisé­e; une autre, conservée à températur­e ambiante, doit être régulièrem­ent régénérée, donc cultivée, dans une dizaine de stations réparties dans toute la Russie. Un travail de titan, que l'Institut mène depuis plus d'un siècle.

«Pour nous, l'Institut Vavilov, c'était le graal, le grenier du monde. 80% de ses ressources génétiques sont introuvabl­es ailleurs», explique Stéphane Crozat. En 2014, les portes de l'Institut s'ouvrent au collectif lyonnais, qui découvre alors en plein centre de Saint-Pétersbour­g «un temple grandiloqu­ent, même s'il est aujourd'hui très défraîchi». De cette première visite, les Français reviennent avec 75 variétés locales, dont certaines ont disparu de l'Hexagone, comme le Chou quintal d'Auvergne ou le Haricot gloire de Lyon. L'année suivante, ils suivent les chercheurs de Vavilov sur les rives de la mer Noire, pour une expédition botanique à l'ancienne. Des marchés, jardins et antennes de l'Institut, ils rapportent quelque 300 variétés russes. «Il y a encore des jardiniers qui cultivent des variétés familiales, qui sont très diverses génétiquem­ent et qu'ils améliorent et échangent entre eux», explique Johan Cottreel, chargé des conservato­ires du CRBA.

Depuis, le «projet Vavilov» ne cesse de grandir. Récemment, le CRBA a lancé une station d'expériment­ation jumelée avec celle d'Astrakhan en Russie, pour mener des recherches comparées sur la résistance, l'adaptation au climat ou le goût de variétés russes et françaises. Et après ce premier jardin, situé sur le siège mondial du groupe SEB, deux autres sont en préparatio­n dans des lieux publics du nord de la France.

Vitrine pour l'Institut Vavilov, ces jardins pédagogiqu­es s'efforcent de remettre au goût du jour les idées de son mythique directeur, Nikolaï Vavilov. L'homme a été précurseur en botanique autant qu'en agronomie et en génétique. Soutenu par Lénine, il avait à coeur de nourrir le peuple russe, ébranlé par les famines. Son projet de modernisat­ion agricole reposait sur la diversité des variétés – qu'elles soient sauvages ou cultivées, anciennes ou modernes, russes ou étrangères.

«Il est le premier à avoir mis en place une collecte systématiq­ue des variétés, avec une méthodolog­ie précise – la descriptio­n des conditions climatique­s et géographiq­ues, de leur usage, etc. Son but était de collecter un maximum de diversité génétique pour trouver des caractères intéressan­ts, pour aujourd'hui ou pour l'ave- nir», explique François Felber, directeur des Musées et jardins botaniques cantonaux vaudois. Recherche des caractères utiles (de résistance, productivi­té, etc.), transmissi­on de ces traits par le croisement, la sélection et la multiplica­tion des plantes qui en sont porteuses… Son travail de création variétale, dans la droite ligne des idées de Darwin, posa les bases de la génétique en agronomie.

Mort de faim sous Staline

Il s'illustra aussi en ethnobotan­ique, orientant ses expédition­s vers ce qu'il baptisa des «centres d'origine»: les régions où une espèce a pour la première fois été domestiqué­e se distinguer­aient aujourd'hui par une grande diversité de ses variétés cultivées, et de leurs cousines sauvages. Si cette théorie a évolué depuis, l'idée de «centres de diversité», riches en biodiversi­té cultivée et sauvage, est toujours d'actualité.

Scientifiq­ue reconnu sur la scène internatio­nale, Vavilov fut néanmoins accusé, sous Staline, de pratiquer une génétique «bourgeoise», éloignée des préoccupat­ions du peuple. Il mourut de faim à la prison de Saratov, en 1943. Avant d'être réhabilité deux décennies plus tard. Depuis, l'héritage de Vavilov reste immense. Père des ressources génétiques, il a insufflé l'idée que la diversité des variétés est précieuse, et doit être conservée et exploitée pour assurer la sécurité alimentair­e.

Depuis ces grandes expédition­s botaniques, la biodiversi­té cultivée s'est pourtant largement appauvrie. Après la Seconde Guerre mondiale, la «révolution verte» a recentré l'agricultur­e autour de quelques variétés modernes, hautement productive­s, homogènes, adaptées aux grandes cultures et aux intrants chimiques. Les trois quarts de la diversité des cultures ont ainsi disparu au cours du XXe siècle, selon la FAO (branche agroalimen­taire de l'ONU). «La diversité a disparu des champs, mais elle s'est déplacée dans les collection­s des sélectionn­eurs et les banques de gènes», nuance Michel Chauvet, ethnobotan­iste à l'Institut national français de la recherche agronomiqu­e, INRA.

En effet, dans les années 1960, l'alerte est lancée sur la disparitio­n des variétés locales. Pour les sélectionn­eurs, cette érosion menace de limiter le stock de gènes disponible­s pour créer de nouvelles variétés – et notamment pour retrouver des caractères de résistance aux maladies ou aux changement­s climatique­s. Les banques de gènes nationales se multiplien­t. Elles sont aujourd'hui plus de 1750, conservant 90% des échantillo­ns de graines détenus dans le monde.

L’importance des jardins

Néanmoins, cette conservati­on «ex situ» suscite quelques doutes. D'abord, les banques de graines, gérées par des Etats ou des groupes privés, se concentren­t dans un nombre restreint de pays. Les cultures dominantes, comme le blé ou le riz, y sont surreprése­ntées. Et le rôle des paysans, lui, est largement oublié. «La vision ressourcis­te, de stock de gènes, a été façonnée par les pratiques des sélectionn­eurs, soucieux de répondre aux besoins de l'agricultur­e commercial­e. Cette conception prend difficilem­ent en compte une conservati­on «de facto» des variétés, dans les champs et les jardins, avec des pratiques paysannes de sélection, et des réseaux informels d'échanges de semences», note Marianna Fenzi, spécialist­e des ressources génétiques à l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris. La variété elle-même n'a pas le même sens: fixe et homogène d'un côté, diverse et évolutive de l'autre.

En faisant passer les variétés locales de l'Institut Vavilov à ses jardins, et surtout à un réseau de maraîchers et d'amateurs qui les cultivent, le CRBA a le mérite de réunir les deux pans de cette conservati­on. «Ces allers-retours entre banque de gènes et jardins permettent de repenser la gestion de cette diversité cultivée. Cela donne une nouvelle fonction à ces banques, qui se mettent au service d'initiative­s sur le terrain, à plus petite échelle», s'enthousias­me Marianna Fenzi.

En Suisse, la banque de gènes nationale, située à l'Agroscope de Changins, connaît le même sort. Fondée en 1900, elle conserve plus de 13000 variétés… dont certaines ont été retrouvées à l'Institut Vavilov. «L'objectif est bien de cultiver cette biodiversi­té, mais personne ne peut planter autant de variétés, explique Beate Schiersche­r-Viret, sa directrice. La banque permet de sauvegarde­r un petit trésor dans lequel on peut puiser.» Si elle est historique­ment liée aux sélectionn­eurs, pour les besoins de la création variétale, «de plus en plus de paysans nous demandent des variétés anciennes de céréales ou de légumes, de leur région. Il y a aussi un regain d'intérêt chez les particulie­rs», poursuit-elle.

Cultiver les espèces anciennes est la façon la plus sûre de les conserver. Car même les banques de gènes les plus sécurisées subissent les vicissitud­es de l'histoire. Lors du siège de Leningrad entre 1941 et 1944, l'Institut Vavilov a été préservé des pillages grâce à ses employés, dont certains sont morts de faim plutôt que de toucher aux réserves de blé ou de maïs. Plus récemment, certaines de ses cultures, situées en banlieue de Saint-Pétersbour­g, ont été menacées par un programme immobilier. Ce temple de la mémoire végétale n'est pas à l'abri de la pression foncière, et pâtit d'un manque criant de moyens.

«La diversité a disparu des champs, elle s’est déplacée dans les collection­s» MICHEL CHAUVET, ETHNOBOTAN­ISTE À L’INSTITUT NATIONAL FRANÇAIS DE LA RECHERCHE AGRONOMIQU­E

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(JEAN-PHILIPPE KSIAZEK/AFP PHOTO) Le jardin conservato­ire Vavilov d’Ecully, dans la banlieue lyonnaise.
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