Révolution verte dans les villes romandes
La plus ancienne banque de semences du monde a fait des petits. Près de Lyon, un jardin conservatoire, directement inspiré d’elle, cultive un savant mélange de variétés françaises et russes. Plus qu’un musée du végétal, ce genre de projet attire scientifi
AGRICULTURE Lausanne, Genève, Meyrin, Neuchâtel développent des projets de potagers urbains. Leur fonction n’est pas seulement symbolique, mais aussi réellement nourricière
Et si, demain, vous remplaciez vos fraises espagnoles achetées au supermarché, gavées d’engrais et de pesticides, par les fruits de votre toit? La question n’a rien de théorique. Une étude de l’Ecole du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (Hepia) a montré que les toits plats offrent d’excellentes conditions pour la culture en sac de petits fruits et notamment de fraises. Une initiative parmi d’autres dans la floraison de projets d’agriculture urbaine qui voient en ce moment le jour en Suisse romande.
Pionnière, Lausanne a défini une stratégie globale en faveur de l’agriculture urbaine, depuis les domaines agricoles municipaux jusqu’aux initiatives citoyennes. «J’aimerais que sur chaque balcon poussent des plantes qui seront consommées par les habitants», dit la municipale chargée du projet, Natacha Litzistorf. Genève a lancé son propre programme baptisé «Nourrir la ville». A Meyrin, à la frontière nord de Genève, l’écoquartier des Vergers mêlera des parcelles cultivables destinées aux habitants, une exploitation maraîchère professionnelle et un espace dédié à la vente de produits locaux.
Planter des petits pois sur son balcon pour enrayer la crise écologique globale, n’est-ce pas dérisoire? Non, et pour deux raisons, répondent les praticiens de l’agriculture urbaine.
D’abord, les rendements obtenus sont loin d’être négligeables. Ensuite, l’agriculture urbaine permet aux citadins de mieux comprendre comment leurs habitudes de consommation impactent l’environnement. «L’idée est de se questionner sur notre système alimentaire et sur la manière dont la production agricole accède à la ville», relève Gaétan Morel, du projet genevois «Nourrir la ville».
«L’agriculture urbaine répond à la demande sociale d’une alimentation locale» NATACHA LITZISTORF, MUNICIPALE LAUSANNOISE
Le «jardin Vavilov» sort à peine de sa dormance en ce mois de mai. Un cardon vert de Vaulx-en-Velin élance ses longues feuilles dentelées; à côté, un carré de terre attend ses jeunes pousses de courges, céréales et aromatiques du Caucase. Situé en France, près de Lyon, ce jardin conservatoire cultive un savant mélange de variétés locales françaises et russes, et de leurs ancêtres sauvages. Il est le premier en Europe à diffuser au grand public l'héritage de l'Institut Vavilov, plus ancienne banque de graines du monde, situé en Russie.
L'histoire du jardin Vavilov commence il y a plus de dix ans, lorsque l'ethnobotaniste Stéphane Crozat réalise une étude sur la flore de la région lyonnaise. Il recense de multiples variétés anciennes de fruitiers, légumes ou rosiers, et découvre que la région était, au XIXe siècle, un centre majeur de botanique et d'horticulture en Europe. Une histoire largement oubliée dans la métropole française, qui borde désormais la «vallée de la chimie» et ses industries. Il crée le Centre de ressources de botanique appliquée (CRBA), vite rejoint par d'autres partenaires formant ainsi le collectif Vavilov, et part alors en quête de ce patrimoine agricole, dans les jardins et les collections… mais ne retrouve «plus grand-chose» en France. C'est alors que le jeune collectif lyonnais se tourne vers l'Institut Vavilov.
Quatrième banque de graines
L'institution russe, fondée en 1894, a entrepris de collecter des variétés dans le monde entier avant que l'agriculture ne s'industrialise, et que la biodiversité cultivée ne s'érode. Entre les années 1920 et 1940, son éminent directeur Nikolaï Vavilov a lancé des expéditions dans 64 pays – des Etats-Unis à l'Afghanistan, de la Chine à l'Ethiopie ou à l'Uruguay… L'Institut, quatrième banque de graines du monde, compte aujourd'hui quelque 325000 variétés. Une partie de ces semences est congelée ou cryogénisée; une autre, conservée à température ambiante, doit être régulièrement régénérée, donc cultivée, dans une dizaine de stations réparties dans toute la Russie. Un travail de titan, que l'Institut mène depuis plus d'un siècle.
«Pour nous, l'Institut Vavilov, c'était le graal, le grenier du monde. 80% de ses ressources génétiques sont introuvables ailleurs», explique Stéphane Crozat. En 2014, les portes de l'Institut s'ouvrent au collectif lyonnais, qui découvre alors en plein centre de Saint-Pétersbourg «un temple grandiloquent, même s'il est aujourd'hui très défraîchi». De cette première visite, les Français reviennent avec 75 variétés locales, dont certaines ont disparu de l'Hexagone, comme le Chou quintal d'Auvergne ou le Haricot gloire de Lyon. L'année suivante, ils suivent les chercheurs de Vavilov sur les rives de la mer Noire, pour une expédition botanique à l'ancienne. Des marchés, jardins et antennes de l'Institut, ils rapportent quelque 300 variétés russes. «Il y a encore des jardiniers qui cultivent des variétés familiales, qui sont très diverses génétiquement et qu'ils améliorent et échangent entre eux», explique Johan Cottreel, chargé des conservatoires du CRBA.
Depuis, le «projet Vavilov» ne cesse de grandir. Récemment, le CRBA a lancé une station d'expérimentation jumelée avec celle d'Astrakhan en Russie, pour mener des recherches comparées sur la résistance, l'adaptation au climat ou le goût de variétés russes et françaises. Et après ce premier jardin, situé sur le siège mondial du groupe SEB, deux autres sont en préparation dans des lieux publics du nord de la France.
Vitrine pour l'Institut Vavilov, ces jardins pédagogiques s'efforcent de remettre au goût du jour les idées de son mythique directeur, Nikolaï Vavilov. L'homme a été précurseur en botanique autant qu'en agronomie et en génétique. Soutenu par Lénine, il avait à coeur de nourrir le peuple russe, ébranlé par les famines. Son projet de modernisation agricole reposait sur la diversité des variétés – qu'elles soient sauvages ou cultivées, anciennes ou modernes, russes ou étrangères.
«Il est le premier à avoir mis en place une collecte systématique des variétés, avec une méthodologie précise – la description des conditions climatiques et géographiques, de leur usage, etc. Son but était de collecter un maximum de diversité génétique pour trouver des caractères intéressants, pour aujourd'hui ou pour l'ave- nir», explique François Felber, directeur des Musées et jardins botaniques cantonaux vaudois. Recherche des caractères utiles (de résistance, productivité, etc.), transmission de ces traits par le croisement, la sélection et la multiplication des plantes qui en sont porteuses… Son travail de création variétale, dans la droite ligne des idées de Darwin, posa les bases de la génétique en agronomie.
Mort de faim sous Staline
Il s'illustra aussi en ethnobotanique, orientant ses expéditions vers ce qu'il baptisa des «centres d'origine»: les régions où une espèce a pour la première fois été domestiquée se distingueraient aujourd'hui par une grande diversité de ses variétés cultivées, et de leurs cousines sauvages. Si cette théorie a évolué depuis, l'idée de «centres de diversité», riches en biodiversité cultivée et sauvage, est toujours d'actualité.
Scientifique reconnu sur la scène internationale, Vavilov fut néanmoins accusé, sous Staline, de pratiquer une génétique «bourgeoise», éloignée des préoccupations du peuple. Il mourut de faim à la prison de Saratov, en 1943. Avant d'être réhabilité deux décennies plus tard. Depuis, l'héritage de Vavilov reste immense. Père des ressources génétiques, il a insufflé l'idée que la diversité des variétés est précieuse, et doit être conservée et exploitée pour assurer la sécurité alimentaire.
Depuis ces grandes expéditions botaniques, la biodiversité cultivée s'est pourtant largement appauvrie. Après la Seconde Guerre mondiale, la «révolution verte» a recentré l'agriculture autour de quelques variétés modernes, hautement productives, homogènes, adaptées aux grandes cultures et aux intrants chimiques. Les trois quarts de la diversité des cultures ont ainsi disparu au cours du XXe siècle, selon la FAO (branche agroalimentaire de l'ONU). «La diversité a disparu des champs, mais elle s'est déplacée dans les collections des sélectionneurs et les banques de gènes», nuance Michel Chauvet, ethnobotaniste à l'Institut national français de la recherche agronomique, INRA.
En effet, dans les années 1960, l'alerte est lancée sur la disparition des variétés locales. Pour les sélectionneurs, cette érosion menace de limiter le stock de gènes disponibles pour créer de nouvelles variétés – et notamment pour retrouver des caractères de résistance aux maladies ou aux changements climatiques. Les banques de gènes nationales se multiplient. Elles sont aujourd'hui plus de 1750, conservant 90% des échantillons de graines détenus dans le monde.
L’importance des jardins
Néanmoins, cette conservation «ex situ» suscite quelques doutes. D'abord, les banques de graines, gérées par des Etats ou des groupes privés, se concentrent dans un nombre restreint de pays. Les cultures dominantes, comme le blé ou le riz, y sont surreprésentées. Et le rôle des paysans, lui, est largement oublié. «La vision ressourciste, de stock de gènes, a été façonnée par les pratiques des sélectionneurs, soucieux de répondre aux besoins de l'agriculture commerciale. Cette conception prend difficilement en compte une conservation «de facto» des variétés, dans les champs et les jardins, avec des pratiques paysannes de sélection, et des réseaux informels d'échanges de semences», note Marianna Fenzi, spécialiste des ressources génétiques à l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris. La variété elle-même n'a pas le même sens: fixe et homogène d'un côté, diverse et évolutive de l'autre.
En faisant passer les variétés locales de l'Institut Vavilov à ses jardins, et surtout à un réseau de maraîchers et d'amateurs qui les cultivent, le CRBA a le mérite de réunir les deux pans de cette conservation. «Ces allers-retours entre banque de gènes et jardins permettent de repenser la gestion de cette diversité cultivée. Cela donne une nouvelle fonction à ces banques, qui se mettent au service d'initiatives sur le terrain, à plus petite échelle», s'enthousiasme Marianna Fenzi.
En Suisse, la banque de gènes nationale, située à l'Agroscope de Changins, connaît le même sort. Fondée en 1900, elle conserve plus de 13000 variétés… dont certaines ont été retrouvées à l'Institut Vavilov. «L'objectif est bien de cultiver cette biodiversité, mais personne ne peut planter autant de variétés, explique Beate Schierscher-Viret, sa directrice. La banque permet de sauvegarder un petit trésor dans lequel on peut puiser.» Si elle est historiquement liée aux sélectionneurs, pour les besoins de la création variétale, «de plus en plus de paysans nous demandent des variétés anciennes de céréales ou de légumes, de leur région. Il y a aussi un regain d'intérêt chez les particuliers», poursuit-elle.
Cultiver les espèces anciennes est la façon la plus sûre de les conserver. Car même les banques de gènes les plus sécurisées subissent les vicissitudes de l'histoire. Lors du siège de Leningrad entre 1941 et 1944, l'Institut Vavilov a été préservé des pillages grâce à ses employés, dont certains sont morts de faim plutôt que de toucher aux réserves de blé ou de maïs. Plus récemment, certaines de ses cultures, situées en banlieue de Saint-Pétersbourg, ont été menacées par un programme immobilier. Ce temple de la mémoire végétale n'est pas à l'abri de la pression foncière, et pâtit d'un manque criant de moyens.
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«La diversité a disparu des champs, elle s’est déplacée dans les collections» MICHEL CHAUVET, ETHNOBOTANISTE À L’INSTITUT NATIONAL FRANÇAIS DE LA RECHERCHE AGRONOMIQUE