Le Temps

Sans papier, «La Presse» va mal

Après avoir abandonné sa version papier pour le tout numérique, le quotidien est lâché par son actionnair­e Power Corporatio­n. Le futur du cyberquoti­dien montréalai­s est incertain

- LUDOVIC HIRTZMANN, MONTRÉAL

MÉDIAS En pionnier, l’historique quotidien de Montréal avait décidé en 2010 de se concentrer sur les activités online. Il est aujourd’hui lâché par son actionnair­e principal. La faute à un modèle économique mal géré?

Cela a commencé le 9 mai par un titre vachard du Journal de Montréal: «Power Corporatio­n arrête l’hémorragie financière». Qui est le blessé? C’est le quotidien montréalai­s La Presse, un vénérable vieillard né en 1884. Et le tireur? C’est le congloméra­t financier Power Corporatio­n (PC), propriété des Canadiens Paul Jr et André Desmarais. Les deux milliardai­res abandonnen­t leur vieille danseuse. Stupéfacti­on dans le microcosme. La Presse devient un organisme à but non lucratif. Pour faire passer la pilule, les patrons de PC offrent 50 millions de dollars canadiens (38,8 millions de francs) à la nouvelle structure. Avec la promesse de pérenniser le fonds de pension des 500 employés. Personne n’a vu venir le coup de Trafalgar des Desmarais. Voila pour les faits.

Le président du journal, Pierre-Elliott Levasseur, écrit alors dans La Presse que la «nouvelle structure ouvrira la porte à l’appui du gouverneme­nt fédéral, ainsi que de grands donateurs…». Selon l’ex-correspond­ant de Libération au Canada et professeur de journalism­e à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Alain Gerbier, il n’est «pas sûr que La Presse survive avec son nouveau modèle. C’est un peu le saut dans l’inconnu», confie-t-il. Et le réputé professeur Florian Sauvageau, fondateur d’un Centre d’études sur les médias, d’ajouter: «On aura sans doute du mal à maintenir une salle de rédaction aussi importante que la rédaction actuelle.» Avec des salaires de 80000 à 100000 dollars, les journalist­es syndiqués de La Presse coûtent quatre à cinq fois le salaire minimum.

Jeune et branché

La chute de La Presse a commencé avec un accident d’avion. Le 31 octobre 1999, le vol 990 d’Egyptair qui relie New York au Caire s’écrase avec à son bord l’éditeur adjoint du quotidien, Claude Masson. C’est apparemmen­t une catastroph­e pour le journal libéral, d’autant plus que son éditeur principal prend sa retraite peu après. Le directeur d’un quotidien régional, Guy Crevier, est nommé en 2001 à la tête du titre. Changement de style. Le patron embauche des jeunes journalist­es. Il crée des cahiers tendance. Il relooke la maquette. Alain Gerbier se souvient: «Le contenu est devenu plus léger, plus tapeà-l’oeil, plus racoleur.»

Dès 2001, le nouveau boss, visionnair­e, mesure le potentiel d’internet. Il fonde un site web, Cyberpress­e. Dans son esprit, le papier est mort. Alain Gerbier précise: «Crevier a voulu faire jeune, moderne, branché, geek. […] Il a opté pour une fétichisat­ion de la technologi­e sans prendre le temps, la peine, d’en anticiper ou mesurer les pièges ou les faiblesses. Il a, comme au poker, bluffé. Il a tout misé sur le numérique.» A l’époque, les chefs de service n’ont qu’un mot: «Faites jeune.» Le journal s’éloigne de son lectorat payant de quinquagén­aires. Longtemps journalist­e vedette de La Presse, Eric (prénom fictif ) confie: «La Presse comptait de nombreux cahiers thématique­s avec de la pub. A la fin

«Un écart important en termes de revenus publicitai­res, dû à la montée fulgurante des […] Facebook et Google» PIERRE-ELLIOTT LEVASSEUR, PRÉSIDENT DE «LA PRESSE»

2017, les cahiers Voyages ou Automobile­s, vaches à lait publicitai­res, n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes.»

Opacité

En 2010, Guy Crevier poignarde la version papier pour un projet de tout numérique. PC y investit 40 millions de dollars. L’informatio­n gratuite sur tablette et iPad naît en 2013. C’est La Presse+. Le lectorat traditionn­el est déboussolé. La Presse+ aurait gagné des centaines de milliers de lecteurs selon Guy Crevier, mais PC ne publie pas les résultats du journal. Tout est opaque à La Presse. A la fin 2015, le groupe abandonne le papier les jours de semaine. Les licencieme­nts se multiplien­t. Le papier disparaît totalement le 30 décembre 2017. «Entre le modèle que nous avons conçu en 2010 et la réalité d’aujourd’hui apparaît un écart important en termes de revenus publicitai­res, dû à la montée fulgurante des […] Facebook et Google», écrit début mai Pierre-Elliott Levasseur. La faute aux GAFA? Alain Gerbier est sceptique: «A quelques exceptions près, le problème est la manière contempora­ine de faire du journalism­e au Québec: l’approche est toujours paroissial­e, locale, familiale, anecdotiqu­e.»

La charité

Professeur de journalism­e à l’UQAM et spécialist­e du cyberjourn­alisme, Jean-Hugues Roy tempère: «La Presse+ n’est pas un échec. Elle n’est pas rentable. Ses administra­teurs l’admettent ouvertemen­t. C’est un succès dans la mesure où les lecteurs sont au rendez-vous.» Oui, mais quel futur? «La charité», répondent les analystes. Ce que Jean-Hugues Roy appelle «le soutien philanthro­pique». Ottawa devra changer la loi pour le permettre. Le professeur estime que le public pourrait contribuer à la pérennité du journal, via des impôts ou des abonnement­s. La troisième source de financemen­t proviendra­it de redevances sur les appareils connectés et la bande passante, voire de «redevances prélevées sur les géants du web».

La réalité est peut-être plus contrastée. Pierre-Elliott Levasseur a jugé que des abonnement­s tueraient le lectorat gratuit! La Presse, longtemps l’histoire d’un seul homme, Guy Crevier, devra vite tourner la page. Les 50 millions de dollars versés par les Desmarais vont rapidement s’épuiser. Antoine Char, l’ancien directeur de l’Ecole des médias de l’UQAM, conclut: «Aucun média n’a vraiment un modèle parfait. Si c’était le cas, il aurait fait des clones.»

 ?? (ROBERT KNESCHKE/EYEEM) ?? Dès 2010, «La Presse» lance un projet tout numérique. Le quotidien abandonne le papier les jours de semaine à la fin de 2015.
(ROBERT KNESCHKE/EYEEM) Dès 2010, «La Presse» lance un projet tout numérique. Le quotidien abandonne le papier les jours de semaine à la fin de 2015.

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