Le Temps

Churchill et le conservati­sme politique

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

Le récent ouvrage que l’historien militaire John Keegan consacre à Winston Churchill a le mérite d’éclairer les multiples facettes de l’ancien premier ministre anglais. Chef de guerre tonitruant et inspiré, il cache une grande complexité. Doté d’une simple formation militaire mais admirateur de Gibbon, il sera Prix Nobel de littératur­e et un historien puissant de son pays. Homme d’action, conservate­ur puis whig avant de retourner à ses premières amours, il s’impose par la force du verbe et esquisse les contours d’une pensée politique originale en se faisant l’un des porte-parole d’une «démocratie tory», deux mots dont l’associatio­n ne coulait pas de source.

Les oscillatio­ns idéologiqu­es de Churchill permettent ainsi de réfléchir sur la nature du conservati­sme en politique, un terme souvent employé pour désigner la droite «classique» en Europe. Mais qu’en est-il d’un point de vue historique et surtout dans la réalité politique d’aujourd’hui? Le conservati­sme implique un attachemen­t à la tradition et se méfie de l’innovation en matière politique. Il s’accroche à des valeurs, souvent ancrées dans la religion, qu’il estime fondatrice­s de la cohésion sociale. La nation appartient à son corpus intellectu­el, comme matrice du lien qui unit l’individu à ses semblables. Accusé à tort de soutenir une vision réactionna­ire de l’histoire, le conservate­ur n’a rien en commun avec Louis de Bonald ou Joseph de Maistre. Séduit par les enseigneme­nts de la tradition, s’il regrette les équilibres d’antan mis en péril par une modernité insaisissa­ble, il n’a pas la nostalgie d’un ordre ancien qu’il faudrait rétablir au nom de la sauvegarde de l’humanité.

Le conservate­ur croit en l’Etat, garant de l’ordre, et adopte une position nuancée envers le culte de la liberté individuel­le véhiculé par le libéralism­e. Avec ce dernier, il entretient une relation ambiguë. L’Etat, il le respecte mais, en même temps, il ne veut pas en faire un divin de substituti­on. L’individu trône au coeur de ses préoccupat­ions et il n’entend pas confier à l’Etat le contrôle d’une liberté possibleme­nt dangereuse. Les corps intermédia­ires de la société y pourvoiron­t. Dans les régions protestant­es, il sera davantage enclin à chercher à combiner conservati­sme et libéralism­e, inventant le libéralism­e-conservate­ur. Mais jusqu’où suivre le libéralism­e? Héritier de Disraeli, annonciate­ur de Phillip Blond, théoricien de la «big society» de David Cameron, Churchill, et Keegan le rappelle, avait imaginé les soubasseme­nts de l’Etat providence qui verra le jour après la guerre.

Apparaît ainsi un paradoxe du conservati­sme qui a pu nuire à son efficacité gouverneme­ntale, pas seulement en Grande-Bretagne. Libéral, amoureux de la loi comme protection de la liberté, le conservate­ur se plaît aussi à solliciter l’Etat en pensant que la loi parviendra à endiguer ses éventuels débordemen­ts. Au nom de la préservati­on du patrimoine naturel, socle de l’idéal national, les conservate­urs ont ainsi été les premiers à se soucier de l’environnem­ent, contre les dégâts du capitalism­e. En Suisse, Edouard Secretan, rédacteur de la Gazette de Lausanne à la fin du XIXe siècle, s’est distingué dans ce domaine. Plus tôt dans le siècle, le philosophe Charles Monnard enrobait son culte de la liberté dans l’écrin protecteur de la loi sans remarquer qu’elle pouvait être le levier d’une action étatique renforcée.

Le conservati­sme ne peut cacher son ambivalenc­e, entre conservati­on d’un «état» pourtant jamais stagnant, affection pour une liberté qui repose a priori sur l’individu et nécessité d’un recours à l’Etat pour assurer l’équilibre entre les deux sphères. L’oeuvre de Roger Scruton en porte les stigmates. Le libéralism­e est exposé à des interrogat­ions similaires dès lors qu’il admet que la liberté ne peut être livrée à elle-même mais, paradoxale­ment, la gauche aussi: en se mirant dans la tradition de ses combats sociaux pour justifier son essence moderne (voir l’irruption de 68 et de la grève générale dans son actualité rhétorique), elle se révèle ô combien «conservatr­ice», elle qui voulait faire table rase du passé pour mieux préparer l’avènement d’une société nouvelle…

Comme toutes les idées politiques, le conservati­sme est soumis à de redoutable­s remises en question. Presque jamais appliqué de façon «pure», comme ses «consoeurs», il n’a pu «gouverner» qu’allié à un libéralism­e plus ou moins prononcé: ainsi en Allemagne et, surtout, en Angleterre où il fut le centre de la révolution «néolibéral­e». Face aux mutations de l’heure, dans un contexte technologi­que extraordin­airement mouvant, devra-t-il revoir sa stratégie: se détourner du libéralism­e pour se rapprocher des «populismes» de droite ou consolider sa vision de l’Etat démocratiq­ue quitte à sacrifier sa sacro-sainte liberté? Difficile de deviner ce que Churchill en aurait pensé…

Le conservati­sme devra-t-il revoir sa stratégie: se détourner du libéralism­e pour se rapprocher des «populismes» de droite ou consolider sa vision de l’Etat démocratiq­ue?

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