Le Temps

Ragnar Axelsson, l’intimité des grands espaces

Le génial photograph­e islandais s’apprête à publier deux livres cette année pour raconter son grand amour: le Groenland, ses chasseurs, ses glaciers et ses chiens

- RAGNAR AXELSSON PHILIPPE CHASSEPOT

IMAGES Le photograph­e islandais a fait de son île et du Groenland un terrain de chasse en noir et blanc (comme ici dans «Behind the Mountains»). Alors qu’il s’apprête à publier deux nouveaux livres, «Le Temps» lui tire le portrait.

Il serait né Américain, il aurait parcouru son pays à la façon de Mary Ellen Mark, sa professeur­e, sa référence de toujours. Il vendrait des livres par centaines de milliers, et répondrait sans cesse aux questions sur des photos devenues cultes (on pense bien sûr à «la petite fille à la cigarette» de son aînée). Il serait né Brésilien, il aurait pu s’appeler Sebastiao Salgado, courir les paysages du monde entier et devenir la figure tutélaire mondialeme­nt connue d’une écologie de témoignage.

Mais il est Ragnar Axelsson, Rax pour tout le monde, un Islandais qui a vu le jour dans un microcosme à 320000 habitants. Un univers polaire dont il est tombé amoureux fou, mais dont la singularit­é l’empêche peut-être de toucher toute la planète. Et pourtant, quel talent, quel oeil incroyable! L’Islande est le pays des couleurs, des nuances infinies de verts et d’ocres, des pastels à la pelle, mais Rax réussit à le raconter en monochrome mieux que personne. Des photos de fin du monde inimaginab­les lors de l’éruption de l’Eyjafjalla­jökull, en 2010. Ou plongé jusqu’au torse dans la lagune glaciaire de Jökulsarlo­n, à chercher des visages dans les gros plans d’icebergs au gré des mouvements de l’océan. Des portraits irréels, aussi, de fermiers aux visages intemporel­s. Parfois, on dirait des tableaux de la Renaissanc­e en noir et blanc.

«J’oublie que j’ai froid»

Un oeil, donc, mais aussi un regard. D’une intelligen­ce et d’une acuité terribles, qui semble déshabille­r votre âme quand il vous fixe avec ses grands yeux ronds. Dans le même temps, on dirait qu’il plane des kilomètres au-dessus de nos têtes, et il y a un peu de ça: «Je suis dyslexique, je vois tout en photo, automatiqu­ement. Et quand il y a dyslexie, c’est qu’un truc ne va pas bien entre tes oreilles, rigole-t-il. Mais ça me va, je n’ai aucun problème de concentrat­ion. En reportage, je ne me rends plus compte de rien, j’oublie que j’ai froid quand il fait moins 45, ou la sensation me saisit seulement quand je sors d’une rivière gelée dans laquelle je viens de passer dix minutes tout habillé.»

Il a choisi le noir et blanc parce que fasciné par les Paris Match, Stern et autres magazines de son enfance. «Et puis ils sont nombreux à être bien meilleurs que moi en couleur», ajoute-t-il en pointant ses amis Palmi et Sigrun, nos hôtes du jour, deux artistes exceptionn­els eux aussi (voir Icelandima­ge.com). «La photo, c’est comme la musique: si tu écris une chanson pour plaire à tout le monde, elle sera mauvaise. J’aurais vendu nettement plus de livres avec des photos couleur du Groenland, mais le coeur disait autre chose.»

Rax est marié à l’Islande, mais il a trouvé au Groenland une maî- tresse pour la vie. Déjà cinquante ou soixante voyages, il ne sait plus vraiment, il a arrêté de compter. Il raconte les journées bloquées par la tempête, le vent terrifiant qui descend des glaciers, les souffrance­s parfois terribles, la chasse à la baleine dans des barques grandes comme une table de salon: «Même James Bond aurait peur, là-bas. Mais les chasseurs m’ont expliqué que c’était d’abord un état d’esprit: tu peux décider d’avoir froid et ne plus vouloir revenir, ou alors estimer que tu visites une galerie avec les plus beaux paysages du monde.» Ses amis chasseurs, de moins en moins nombreux, de plus en plus désespérés face au réchauffem­ent climatique. Parfois désabusés, souvent en colère contre le reste du monde et la pollution: «Leur mode de vie va s’effondrer, et ils ne veulent pas finir vendeurs dans des boutiques de souvenirs. Ils sentent des choses qui nous échappent complèteme­nt. La glace, par exemple. L’un m’a dit un jour, après avoir passé la matinée à renifler: «La glace épaisse ne va pas bien en ce moment, elle devient de plus en plus fine.» C’est impossible à photograph­ier, mais ils savent que ça fond par en dessous.»

Changer le monde

Rax sait, lui aussi, que ce monde est amené à disparaîtr­e. Mais il continue son travail de témoignage, et garde un fond d’espoir: «Les photograph­es peuvent changer le monde, on l’a vu au Vietnam, par exemple. Tout le monde se souvient des photos chocs. Les reportages en Arctique peuvent ouvrir les yeux des gens, c’est notre responsabi­lité. A condition de montrer autre chose qu’un bel iceberg qui flotte ou un phoque sur une plage, parce qu’ils ne seront bientôt plus là si on ne fait rien.»

En attendant son prochain voyage, il va reprendre son travail quotidien pour Morgunblad­id. «Des photos de gâteaux, des trous sur les routes, rien d’important», grimace-t-il. Un vrai gâchis, effectivem­ent. C’est comme si on demandait un ravalement de façade à Michel-Ange, ou à Jimi Hendrix de jouer Jeux interdits pour une maison de retraite. Il a quand même su garder assez de temps pour imaginer deux livres cette année. Le premier sur les glaciers: un travail abstrait qui ramène à la peinture, mais aussi pour éclairer sur leur recul – on estime qu’ils auront totalement disparu d’Islande dans deux siècles si rien n’évolue. Et puis un autre sur les chiens, les meilleurs amis de l’homme dans le brouillard: «On est en pleine tempête, on ne voit même pas nos mains, et eux nous ramènent en traîneau jusqu’au village, car ils sentent le chemin. Une vieille dame me l’a récemment dit avec beaucoup de gravité: sans eux, il n’y aurait plus d’habitants depuis longtemps au Groenland…»

«J’aurais vendu nettement plus de livres avec des photos couleur, mais le coeur disait autre chose»

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(RAGNAR AXELSSON)
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