La surprise nationaliste
Les divisions mettent du temps à manifester leurs dommages. Il y a cinquante ans, une vapeur paneuropéenne soulevait l’ordre culturel et politique de l’après-guerre. Partout, une aspiration à la liberté repoussait la tutelle de l’autorité, celle du patron, du professeur, du mâle, du président ou du parti. Des «mai-soixante-huit» et des «printemps-de-Prague» agitaient l’aire urbaine du continent, de l’Atlantique à l’Oural. Ils se présentaient comme le même mouvement: l’irrépressible besoin des individus d’affirmer leur autonomie dans le cadre de la famille, de l’école ou de l’Etat.
En août 1968, les chars soviétiques entraient à Prague. La défaite n’invalidait en rien le projet de d’affranchissement. Quand celui-ci a abouti, vingt ans plus tard, preuve était faite que la liberté était bien cette valeur partagée destinée à réunir l’Europe comme étage modèle de l’idéal kantien. En mai 2018, Viktor Orban, premier ministre d’une Hongrie gagnée à sa passion nationaliste, bataille pour une Europe «illibérale» et «chrétienne». Qu’est-ce qui a bien pu se passer?
Les nations sont revenues en force. Non qu’elles aient jamais quitté la scène mais elles s’étaient faites discrètes. Leurs frontières avaient ramolli sous l’effet du commerce, du voyage, du mélange. Habillés d’internationalisme, les soixante-huitards de Paris, Berlin ou Amsterdam se voulaient un peu moins français, un peu moins allemands ou hollandais. Ils voguaient avec allégresse vers les horizons élargis d’un monde à s’attacher.
On n’a pas vu qu’à l’Est, au même moment, l’appel de la liberté était double: les passeports sans visa, bien sûr, mais aussi le droit à l’affirmation nationale, au confort d’être un peu plus tchèque, polonais ou hongrois. L’importance de l’identité nationale, assourdie à l’Ouest par la critique de la guerre, restait intacte à l’Est, fortifiée dans la clandestinité par la domination russe.
Le malentendu saute aux yeux aujourd’hui: tandis qu’un Emmanuel Macron gagne les élections en invitant les Français à renforcer leur part d’Européens, Viktor Orban les gagne en charmant les Hongrois comme Hongrois. Entre les deux, de Dublin à Varsovie et de Riga à Lisbonne, l’idéal européen de liberté s’ajuste aux interprétations nationales de l’histoire. Chaque pays fait sa petite cuisine historique, loin d’un récit fondateur commun. Le moment d’épreuve s’avance sous les espèces du budget européen: jusqu’où l’Europe libérale acceptera-t-elle de partager avec une Europe anti-libérale?
Comme le notait le politologue Pierre Hassner, les deux idéologies de la guerre froide, libéralisme et communisme, étaient des universalismes, pour lesquelles l’instance première était l’individu ou la classe, non la nation ou la race. Chacune se réclamait à sa manière des valeurs modernes de paix, d’abondance et de bonheur individuel, par opposition aux valeurs traditionnelles de lutte, de sacrifice et de gloire collective. Toutes deux projetaient implicitement une société universelle homogène, l’une sous l’empire du droit international, l’autre sous un régime socialiste débarrassé des ambitions et antagonismes. Le nationalisme, dans ce cadre, passait pour une aberration rétrograde. La Roumanie avait provoqué la «surprise» en 1964 en affirmant sa souveraineté en matière économique et le «maintien des Etats et des différences nationales jusqu’à la victoire du socialisme sur le plan mondial et même longtemps après». Elle ne s’est pas associée à l’invasion de la Tchécoslovaquie. De ce côté-ci de l’Europe, son refus a été chanté comme libéral, non comme national. Sauf par Charles de Gaulle, honni à Paris au titre de «père de la nation», qui était allé se faire applaudir à Bucarest.
L’Union européenne est née sous les auspices libéraux du «surpassement des nations». La «surprise nationaliste» roumaine des années soixante n’en est plus une. Elle s’est légitimée par les urnes. Les cadres et les partisans de l’Europe unie, tout à l’idée que c’est un accident, sont désarmés face à son chantage.
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