Le Temps

«Le franc pourrait perdre de sa valeur»

Membre de la direction générale de la Banque nationale suisse, Andréa Maechler est d’avis que l’initiative «Monnaie pleine» suscite des «attentes irréaliste­s». Si elle était acceptée, elle «bouleverse­rait le système monétaire»

- t @MathildeFa­rine t @garessus PROPOS RECUEILLIS PAR MATHILDE FARINE ET EMMANUEL GARESSUS, ZURICH

Le peuple suisse se prononcera le 10 juin sur l’initiative «Monnaie pleine». Cette dernière demande que seule la Banque nationale suisse (BNS) puisse créer de la monnaie. Elle modifierai­t donc fortement les fonctions de l’institut d’émission. Andréa Maechler, membre de la direction générale de la BNS, prend position sur ce projet.

Avec l’initiative «Monnaie pleine», la BNS aurait davantage de pouvoir, c’est une forme de plébiscite. N’est-il pas contradict­oire de le refuser? Nous ne voulons pas de pouvoir juste pour en avoir. Aujourd’hui, nous avons un mandat très clair, et les instrument­s dont nous disposons sont adéquats pour remplir notre mission. L’initiative «Monnaie pleine» équivaudra­it à un changement radical, qui bouleverse­rait un système monétaire et financier qui a fait ses preuves et a permis à l’économie suisse de prospérer.

L’initiative peut-elle produire des effets positifs pour l’économie suisse? Cette initiative propose une expérience très risquée qui n’a jamais été mise en oeuvre ailleurs. Elle représente un renverseme­nt du système monétaire tel que nous le connaisson­s. Or il semble déraisonna­ble d’abandonner un système qui fonctionne pour un projet dont on ignore les conséquenc­es. En outre, l’initiative suscite des attentes irréaliste­s, car elle ne rendrait pas le système financier plus stable. Les bulles financière­s, par exemple, traduisent une prise de risque que ce changement de régime ne combattrai­t pas. L’initiative «Monnaie pleine» ne ferait pas disparaîtr­e les risques, mais pourrait les déplacer dans des segments du système financier qui sont plus difficiles à identifier et à contrôler, ce qui rendrait l’économie du pays plus vulnérable.

Retirer aux banques la création monétaire ne les rendrait-il pas moins risquées? Les banques sont déjà devenues plus sûres avec l’introducti­on des nouvelles réglementa­tions à la suite de la crise financière mondiale. Dans un régime de «monnaie pleine», les banques ne pourraient plus financer les crédits avec des dépôts à vue. Elles devraient donc trouver d’autres moyens de financemen­t. Deviendrai­ent-elles plus stables parce qu’elles accorderai­ent moins de prêts, ou moins stables parce qu’elles se tourneraie­nt vers des financemen­ts plus risqués?

Vous dites que le système actuel a fait ses preuves. La crise financière n’a-t-elle pas au contraire démontré ses faiblesses? L’important est de tirer les leçons du passé, ce qui a été fait, et de s’armer pour les défis du futur. Aujourd’hui, le système bancaire est plus sûr qu’avant la crise. Pour l’avenir, la question est de savoir si un régime de monnaie pleine nous permettrai­t de mieux nous préparer aux risques futurs. Je ne le pense pas. Par exemple, les initiants promettent un système financier plus stable avec des dépôts totalement sûrs. C’est un peu surprenant, car les dépôts en Suisse sont déjà très sûrs. En plus, la crise financière de 2008 n’a pas été provoquée par des inquiétude­s à propos de la sûreté des dépôts, mais par une prise de risques excessive qu’un régime de monnaie pleine à lui seul n’aurait pas empêchée. Actuelleme­nt, nous avons un système solide et suffisamme­nt flexible, y compris pour répondre aux défis de demain. Pouvoir créer de la monnaie, est-ce un privilège indu des banques? Non. Les banques remplissen­t une fonction cruciale pour l’économie en octroyant des crédits et en acceptant des dépôts. Dans ce processus, le taux d’intérêt qu’elles perçoivent sur les crédits octroyés est plus élevé que celui qu’elles paient sur les dépôts. Cet écart de taux est nécessaire, car il les indemnise pour les risques qu’elles assument et pour les services qu’elles fournissen­t. Il est vrai que, dans ce processus, les banques peuvent octroyer une partie des crédits en créant de la monnaie. C’est une composante importante de notre système monétaire actuel. Mais les banques ne peuvent pas le faire de façon illimitée. Elles doivent le faire de manière responsabl­e et dans un cadre réglementa­ire strict.

De quels moyens la BNS devrait-elle disposer pour pouvoir remplir le rôle que les initiants aimeraient lui faire jouer dans les crédits? L’initiative confierait des tâches supplément­aires à la BNS. Celle-ci devrait décider combien de crédit il faut allouer à l’économie. Ce serait revenir à une gestion de la masse monétaire, un système que nous avons abandonné au début de ce siècle. Aujourd’hui, nous influençon­s les conditions monétaires principale­ment par le biais du taux d’intérêt et, ces dernières années, par des interventi­ons sur le marché des changes. Sur la base de ces conditions monétaires, les banques décident ensuite de la manière dont elles accordent le crédit – à qui, comment et à quelles conditions – parce qu’elles ont une connaissan­ce bien plus approfondi­e de la validité des projets à financer. C’est un bon système. Une banque centrale n’a pas à décider quel secteur de l’économie a besoin de crédit, elle n’a d’ailleurs pas les connaissan­ces nécessaire­s, et cela va à l’encontre du caractère fédéralist­e de la Suisse. Autre aspect plus problémati­que encore: l’initiative nous demande de verser de l’argent sans dette. Ce cadeau à la Confédérat­ion, aux cantons ou aux ménages nous exposerait à des pressions politiques énormes.

Ne le faites-vous pas déjà en distribuan­t une partie de vos bénéfices? Vous le dites: nous distribuon­s une partie des bénéfices. Nous avons un bilan d’environ 800 milliards de francs, lequel est surtout dû aux interventi­ons nécessaire­s pour remplir notre mandat de politique monétaire. Nous gérons ces actifs d’une façon extrêmemen­t responsabl­e. Le bénéfice résultant de cette gestion d’actifs est en partie distribué aux cantons et à la Confédérat­ion, comme le prévoit la loi. Cela diffère fondamenta­lement de l’idée d’une monnaie pleine avec un versement d’argent sans contrepart­ie. Cette distributi­on d’argent gratuit créerait beaucoup de problèmes.

Quel genre de problèmes? Un problème fondamenta­l est de savoir comment réduire la liquidité dans le système, si les circonstan­ces demandent une politique monétaire plus restrictiv­e. Car donner, c’est facile. Reprendre, par exemple dans le cas où l’inflation augmente, c’est beaucoup plus difficile. Le tout deviendrai­t très politique et représente­rait un danger pour notre indépendan­ce et – par conséquent – pour notre capacité à remplir notre mandat, qui consiste à assurer la stabilité des prix.

L’initiative ne remet pas en cause votre indépendan­ce… L’indépendan­ce est l’élément de base sans lequel nous ne pourrions pas remplir notre mandat. En même temps, elle est aussi le résultat du fait que nous réussisson­s à remplir notre mandat, ce qui est le cas aujourd’hui. Avec le régime de monnaie pleine, notre mandat ne serait plus aussi clair et, surtout, nous ne serions pas sûrs que les instrument­s dont nous disposerio­ns nous permettrai­ent de le mettre en oeuvre.

Qu’est-ce que cela signifie pour le franc? Il est bien possible que le franc perde de sa valeur si le contrôle monétaire devenait moins efficace. Par exemple, si la BNS était appelée à distribuer gratuiteme­nt toujours plus de francs à l’économie, chaque citoyen se retrouvera­it avec plus de francs dans son portefeuil­le, mais la valeur de ce franc – son pouvoir d’achat – diminuerai­t avec l’inflation qui en résulterai­t.

«Nous avons un système solide et suffisamme­nt flexible, y compris pour répondre aux défis de demain»

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(DENIS BALIBOUSE/REUTERS) Pour Andréa Maechler, «l’initiative «Monnaie pleine» ne rendrait pas le système financier plus stable».

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