Voyage au bout de l’enfer en Méditerranée
Nos journalistes ont embarqué deux semaines à bord de l’Aquarius, affrété par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières. Ce bateau tente d’aider les migrants, pris au piège entre les flots menaçants et une rive libyenne qui ne l’est pas moins
Là-bas le ciel est plein d’étoiles, les dauphins jouent sous la coque des bateaux. Là-bas des hommes et des femmes embarquent pour de périlleuses odyssées. Au large de l’île de Malte, à quelques milles des côtes libyennes, nos envoyés spéciaux ont vécu au rythme des marins, des sauveteurs, des alertes, des drames, des échecs, des peurs, des repêchages et des premiers soins. Des jours tendus, marqués par la frustration de ne pouvoir aider tout le monde, par le bonheur aussi d’arriver à sauver, chèrement, quelques vies.
La question migratoire est en plein bouleversement en Méditerranée centrale, qui demeure la principale route vers l’Italie. En 2016, 181000 personnes l’ont empruntée. Elles étaient 119000 en 2017, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Désormais, l’Union européenne sous-traite les opérations de sauvetage aux gardes-côtes libyens: les migrants qui tentent de passer redoutent leurs navettes, qui les ramènent dans la Libye éclatée d’aprèsKadhafi, un pays qu’ils voulaient désespérément fuir.
L’Aquarius doit donc composer avec de belliqueux alliés de l’Europe qui terrifient les migrants, hommes, femmes et enfants. Chaque sauvetage est le fruit d’une patiente et longue tractation, et des renoncements s’imposent parfois, face aux menaçantes patrouilles libyennes.
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SAUVETEUR SOS MÉDITERRANÉE «La mer Méditerranée est une frontière virtuelle, mais c’est aussi l’une des plus meurtrières» «On joue avec des vies pour des raisons politiques. C’est inacceptable»
Interceptions, intimidations, violence: la tension est à son comble entre les Libyens et les bateaux de sauvetage affrétés par les ONG. «Le Temps» a passé deux semaines à bord de l’Aquarius, un bateau humanitaire qui se retrouve ballotté entre les vagues, les méthodes de pirates des gardes-côtes et les enjeux géopolitiques.
Ce n’est encore qu’une minuscule tache blanche dans l’immensité marine. Depuis la passerelle de l’Aquarius, le Genevois Basile Fischer ajuste une dernière fois ses jumelles. Trop gros pour être un déchet, et cette forme arrondie, proue en avant… Le sauveteur de garde du navire humanitaire en est désormais «sûr à 100%». A quelques milles nautiques, un bateau pneumatique surchargé tente de gagner les eaux internationales, loin de la Libye.
«SOS, MSF: préparez-vous pour intervention!» Le grésillement des talkies-walkies surprend le personnel en plein déjeuner dominical. En quelques minutes, la cafétéria se vide pourtant et les 39 membres de l’équipage de l’Aquarius rejoignent leur poste. Parmi eux, deux journalistes du Temps, embarqués pour une rotation de deux semaines.
Sur le pont, le staff de Médecins sans frontières (MSF) – qui loue l’Aquarius à une compagnie privée allemande avec SOS Méditerranée – se prépare à prodiguer d’éventuels premiers secours aux passagers en détresse. A tribord, les sauveteurs ont déjà mis deux des trois zodiacs de secours à la mer. Les secondes s’écoulent comme des minutes pour les membres de l’équipage. Mais, alors que ceux-ci commencent à distinguer les quelque 120 occupants de l’embarcation de fortune, l’hélice de l’Aquarius cesse de tourner.
Bouée inaccessible
«Stand-by!» A bord, c’est l’incompréhension. Une vedette des gardes-côtes libyens fond désormais à grande vitesse sur le bateau pneumatique. L’emblématique Aquarius – si facilement identifiable à sa couleur orange – et ses 77 mètres sont immobilisés à deux milles nautiques (3,7 kilomètres) de l’embarcation en détresse. Comme une bouée inaccessible.
Casquette vissée sur la tête et lunettes noires, Nick Romaniuk jongle entre les fréquences radio pour tenter de joindre le capitaine de la vedette libyenne Zuwara. Le responsable des opérations de sauvetage (ou «sarco», dans le jargon) a la mine grave. Comme les six autres personnes présentes dans le poste de commandement du bateau. La seule réponse intelligible sera finalement un tranchant «Go away».
Dans l’ordre des priorités d’un sarco, la sûreté de l’équipage passe avant celle des naufragés. D’expérience, Nick Romaniuk sait également qu’approcher l’Aquarius trop près d’une opération de sauvetage provoque un «effet aimant». Concrètement, des tentatives désespérées de fuite à la nage pour le rejoindre.
Migrants à la mer
Les deux zodiacs de sauvetage continuent de flotter à une centaine de mètres du bateau. L’opération libyenne est en passe de virer à la catastrophe. Au moins quatre personnes ont sauté à la mer après avoir été interceptées. Le clapotis de leurs bras est à peine perceptible. Sur l’Aquarius, tout le monde retient sa respiration, sauf l’adjoint du sarco, qui décrit la situation grâce à ses jumelles.
«Des vies sont en danger. Nous devons être en mesure d’intervenir!» Nick Romaniuk plaide désormais directement auprès du MRCC. Le Centre italien de coordination des sauvetages est devenu, faute d’alternative libyenne, l’autorité décisionnaire pour toute cette partie de la Méditerranée. Ce jour-là, les fonctionnaires romains ont pourtant choisi de transférer la responsabilité du sauvetage aux Libyens. Malgré la proximité d’un navire mieux équipé pour ce type d’opérations et la présence d’une équipe médicale.
«Go away!» Le crépitement de la radio exige cette fois que l’Aquarius s’éloigne à 5 milles nautiques afin de ne pas «interférer» dans l’opération. Dans un mouvement lent, le navire humanitaire finit par s’éloigner du lieu du sauvetage.
Ceux qui s’approchent trop près
Le paradigme migratoire est en plein bouleversement en Méditerranée centrale, principale route vers l’Italie, empruntée par 181000 personnes en 2016 et 119000 en 2017, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. L’Union européenne y sous-traite désormais les opérations de sauvetage aux gardes-côtes libyens. Les migrants sont désormais «interceptés» puis ramenés dans la chaotique Libye post-Kadhafi, le pays qu’ils tentaient précisément de fuir.
«On a failli les tirer de cet enfer», se lamente Basile Fischer, qui dirigeait l’un des zodiacs. «Ça s’est joué à quelques minutes, à quelques milles…» Les ONG comme SOS Méditerranée, qui avaient repris à leur compte les sauvetages après l’annulation de l’opération Mare Nostrum fin 2014, sont progressivement écartées des opérations.
Un mort et deux disparus. C’est le bilan officiel de la marine libyenne lors de diverses opérations ce dimanche. Devant la presse, le général Ayoub Kacem, qui sert le gouvernement de Tripoli, a aussi dénoncé les navires humanitaires qui «s’approchent de plus en plus» des eaux libyennes et a prévenu que les tensions avec les ONG risquaient de s’aggraver dans les prochains jours. Les autorités libyennes les accusent notamment d’être liées aux réseaux de passeurs.
Un air d’accordéon rance
Malgré la frustration liée aux sauvetages manqués, la vie suit son cours à bord de l’Aquarius. Les jours de mauvais temps, ce sont les formations qui marquent le rythme de vie de l’équipage. Brancardage, premiers secours, noeuds marins ou même leçons d’arabe: ces cours visent autant à mettre un peu d’huile dans les rouages des sauvetages qu’à permettre à chacun des corps de métier présents à bord – marins, sauveteurs et soignants – d’acquérir une base théorique qui pourra faire la différence en cas d’urgence.
Le mauvais temps se prolonge et il faut parfois s’occuper comme on peut. A la tombée de la nuit, quand le vent du nord refoule les embarcations vers les côtes libyennes, quand la houle berce l’Aquarius, il faut les entendre chanter, ces marins bretons et ces humanitaires offshore. «Ce soir, on sort en pleine mer/Ce soir, on chante sous la lune/Ce soir, je vais gueuler mes vers/Avec mes copains de fortune.»
La Libye, dont on distingue les crêtes certains matins et les lumières la nuit, continue de hanter l’équipage. Chaque jour, un point de situation est effectué: sur la météorologie, mais aussi sur les luttes entre milices locales et les sauvetages manqués. En milieu de semaine, nous apprenons qu’une opération de recherche a été menée par les Libyens dans notre zone la veille au soir. Malgré la mobilisation de trois pétroliers, huit corps ont été rejetés sur une plage à l’ouest de Tripoli. On estime qu’il y avait 83 personnes sur l’embarcation qui a sombré cette nuit-là.
Côté libyen, les priorités semblent être ailleurs. Quelques jours avant ce sauvetage manqué, l’Aquarius effectuait son premier exercice. Alors que la moitié des secouristes sont embarqués depuis une vingtaine de minutes sur les zodiacs de secours à la limite des eaux internationales (24 milles nautiques, soit 44,4 kilomètres, au large des côtes), une vedette non identifiée progresse à très grande vitesse sur le radar. Le sarco ordonne l’annulation de l’exercice et renvoie tous les membres de l’équipage en cabine, les priant de s’éloigner des hublots.
«Nous n’avons reçu aucune communication, ce qui est contraire à l’usage maritime», justifie Nick Romaniuk, scaphandrier reconverti. «Ce type de comportement est toujours considéré comme une menace. Ils sont imprévisibles et armés», poursuit ce Britannique de 33 ans en évoquant la proximité d’un pétrolier – l’or noir est la principale source de devises de la Libye – qui a pu contribuer à rendre ces cerbères des mers plus agressifs.
Interceptions et refoulements en haute mer
Après avoir toisé l’Aquarius sur quelques milles, la vedette Ras Jadir 648 s’est finalement éloignée. Construite en Italie et donnée aux Libyens au printemps 2017, elle a déjà été impliquée dans plusieurs de ces incidents. Depuis que l’Union européenne a décidé d’équiper et de former les hommes du général Ayoub Kacem, Libyens et ONG s’adonnent à un ballet de plus en plus frénétique dans les eaux internationales.
Le 6 novembre dernier, un sauvetage de l’ONG Sea-Watch virait au drame suite à une intervention des gardescôtes libyens. L’embarcation chavire, les migrants sont battus à bord et – alors qu’un homme est encore suspendu à l’échelle – la vedette s’éloigne à toute vitesse, ignorant les injonctions des autorités italiennes. Les images de l’opération sont édifiantes. Une trentaine de corps seront récupérés plus tard par l’Aquarius, qui patrouillait sur les lieux.
Mi-mars, les Libyens tentaient à nouveau de bloquer un sauvetage de l’ONG espagnole Proactiva Open Arms, exigeant que leur soient remis les 218 migrants que les activistes faisaient monter à bord. Pendant de longues minutes de tension, les sauveteurs résistent face aux menaces des miliciens armés. L’incident a lieu à 73 milles nautiques de la Libye. Soit dans les eaux internationales, où l’autorité des gardes-côtes n’est pas reconnue.
Du point de vue strictement statistique, l’aide européenne semble avoir fait diminuer les arrivées en Italie (plusieurs dizaines de milliers de migrants en moins). Mais à quel prix, font valoir les humanitaires. Des milliers de gens continuent à mourir en mer et il est impossible de savoir ce qu’il advient des migrants à leur retour en Libye, un pays qui ne reconnaît pas le statut de réfugié et possède des structures proches de l’esclavage. Début mai, 17 migrants ont porté plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme pour dénoncer la collaboration de l’Italie avec les Libyens. Cet automne, Rome a également été accusé d’avoir conclu des accords secrets avec des milices de passeurs afin d’endiguer le flux des migrants.
Pour les ONG, ce transfert de responsabilité de l’Union européenne vers le gouvernement de Fayez el-Serraj, qui contrôle la partie ouest de la Libye, s’apparente à un «refoulement» vers un pays qui ne saurait être considéré comme un «port de sûreté», tel que défini par le droit maritime. «Peut-on encore appeler cela un sauvetage?» ironise Nick Romaniuk.
«Il vomit du sang»
Un soir, le ciel s’est rempli d’étoiles. La houle, réminiscence d’une dizaine de jours de mauvais temps, s’est apaisée. C’est le type de nuit qui redonne espoir et précipite les départs depuis la côte libyenne. Certains de ces