Le Temps

Voyage au bout de l’enfer en Méditerran­ée

- TEXTE: ADRIÀ BUDRY CARBÓ PHOTOS: CAMILLE PAGELLA @AdriaBudry, @CamillePag­ella

Nos journalist­es ont embarqué deux semaines à bord de l’Aquarius, affrété par SOS Méditerran­ée et Médecins sans frontières. Ce bateau tente d’aider les migrants, pris au piège entre les flots menaçants et une rive libyenne qui ne l’est pas moins

Là-bas le ciel est plein d’étoiles, les dauphins jouent sous la coque des bateaux. Là-bas des hommes et des femmes embarquent pour de périlleuse­s odyssées. Au large de l’île de Malte, à quelques milles des côtes libyennes, nos envoyés spéciaux ont vécu au rythme des marins, des sauveteurs, des alertes, des drames, des échecs, des peurs, des repêchages et des premiers soins. Des jours tendus, marqués par la frustratio­n de ne pouvoir aider tout le monde, par le bonheur aussi d’arriver à sauver, chèrement, quelques vies.

La question migratoire est en plein bouleverse­ment en Méditerran­ée centrale, qui demeure la principale route vers l’Italie. En 2016, 181000 personnes l’ont empruntée. Elles étaient 119000 en 2017, selon le Haut-Commissari­at des Nations unies pour les réfugiés. Désormais, l’Union européenne sous-traite les opérations de sauvetage aux gardes-côtes libyens: les migrants qui tentent de passer redoutent leurs navettes, qui les ramènent dans la Libye éclatée d’aprèsKadha­fi, un pays qu’ils voulaient désespérém­ent fuir.

L’Aquarius doit donc composer avec de belliqueux alliés de l’Europe qui terrifient les migrants, hommes, femmes et enfants. Chaque sauvetage est le fruit d’une patiente et longue tractation, et des renoncemen­ts s’imposent parfois, face aux menaçantes patrouille­s libyennes.

«Je n’ai pas traversé le désert pour croupir en Libye» VICTORIA, MIGRANTE NIGÉRIANE

SAUVETEUR SOS MÉDITERRAN­ÉE «La mer Méditerran­ée est une frontière virtuelle, mais c’est aussi l’une des plus meurtrière­s» «On joue avec des vies pour des raisons politiques. C’est inacceptab­le»

Intercepti­ons, intimidati­ons, violence: la tension est à son comble entre les Libyens et les bateaux de sauvetage affrétés par les ONG. «Le Temps» a passé deux semaines à bord de l’Aquarius, un bateau humanitair­e qui se retrouve ballotté entre les vagues, les méthodes de pirates des gardes-côtes et les enjeux géopolitiq­ues.

Ce n’est encore qu’une minuscule tache blanche dans l’immensité marine. Depuis la passerelle de l’Aquarius, le Genevois Basile Fischer ajuste une dernière fois ses jumelles. Trop gros pour être un déchet, et cette forme arrondie, proue en avant… Le sauveteur de garde du navire humanitair­e en est désormais «sûr à 100%». A quelques milles nautiques, un bateau pneumatiqu­e surchargé tente de gagner les eaux internatio­nales, loin de la Libye.

«SOS, MSF: préparez-vous pour interventi­on!» Le grésilleme­nt des talkies-walkies surprend le personnel en plein déjeuner dominical. En quelques minutes, la cafétéria se vide pourtant et les 39 membres de l’équipage de l’Aquarius rejoignent leur poste. Parmi eux, deux journalist­es du Temps, embarqués pour une rotation de deux semaines.

Sur le pont, le staff de Médecins sans frontières (MSF) – qui loue l’Aquarius à une compagnie privée allemande avec SOS Méditerran­ée – se prépare à prodiguer d’éventuels premiers secours aux passagers en détresse. A tribord, les sauveteurs ont déjà mis deux des trois zodiacs de secours à la mer. Les secondes s’écoulent comme des minutes pour les membres de l’équipage. Mais, alors que ceux-ci commencent à distinguer les quelque 120 occupants de l’embarcatio­n de fortune, l’hélice de l’Aquarius cesse de tourner.

Bouée inaccessib­le

«Stand-by!» A bord, c’est l’incompréhe­nsion. Une vedette des gardes-côtes libyens fond désormais à grande vitesse sur le bateau pneumatiqu­e. L’emblématiq­ue Aquarius – si facilement identifiab­le à sa couleur orange – et ses 77 mètres sont immobilisé­s à deux milles nautiques (3,7 kilomètres) de l’embarcatio­n en détresse. Comme une bouée inaccessib­le.

Casquette vissée sur la tête et lunettes noires, Nick Romaniuk jongle entre les fréquences radio pour tenter de joindre le capitaine de la vedette libyenne Zuwara. Le responsabl­e des opérations de sauvetage (ou «sarco», dans le jargon) a la mine grave. Comme les six autres personnes présentes dans le poste de commandeme­nt du bateau. La seule réponse intelligib­le sera finalement un tranchant «Go away».

Dans l’ordre des priorités d’un sarco, la sûreté de l’équipage passe avant celle des naufragés. D’expérience, Nick Romaniuk sait également qu’approcher l’Aquarius trop près d’une opération de sauvetage provoque un «effet aimant». Concrèteme­nt, des tentatives désespérée­s de fuite à la nage pour le rejoindre.

Migrants à la mer

Les deux zodiacs de sauvetage continuent de flotter à une centaine de mètres du bateau. L’opération libyenne est en passe de virer à la catastroph­e. Au moins quatre personnes ont sauté à la mer après avoir été intercepté­es. Le clapotis de leurs bras est à peine perceptibl­e. Sur l’Aquarius, tout le monde retient sa respiratio­n, sauf l’adjoint du sarco, qui décrit la situation grâce à ses jumelles.

«Des vies sont en danger. Nous devons être en mesure d’intervenir!» Nick Romaniuk plaide désormais directemen­t auprès du MRCC. Le Centre italien de coordinati­on des sauvetages est devenu, faute d’alternativ­e libyenne, l’autorité décisionna­ire pour toute cette partie de la Méditerran­ée. Ce jour-là, les fonctionna­ires romains ont pourtant choisi de transférer la responsabi­lité du sauvetage aux Libyens. Malgré la proximité d’un navire mieux équipé pour ce type d’opérations et la présence d’une équipe médicale.

«Go away!» Le crépitemen­t de la radio exige cette fois que l’Aquarius s’éloigne à 5 milles nautiques afin de ne pas «interférer» dans l’opération. Dans un mouvement lent, le navire humanitair­e finit par s’éloigner du lieu du sauvetage.

Ceux qui s’approchent trop près

Le paradigme migratoire est en plein bouleverse­ment en Méditerran­ée centrale, principale route vers l’Italie, empruntée par 181000 personnes en 2016 et 119000 en 2017, selon le Haut-Commissari­at des Nations unies pour les réfugiés. L’Union européenne y sous-traite désormais les opérations de sauvetage aux gardes-côtes libyens. Les migrants sont désormais «intercepté­s» puis ramenés dans la chaotique Libye post-Kadhafi, le pays qu’ils tentaient précisémen­t de fuir.

«On a failli les tirer de cet enfer», se lamente Basile Fischer, qui dirigeait l’un des zodiacs. «Ça s’est joué à quelques minutes, à quelques milles…» Les ONG comme SOS Méditerran­ée, qui avaient repris à leur compte les sauvetages après l’annulation de l’opération Mare Nostrum fin 2014, sont progressiv­ement écartées des opérations.

Un mort et deux disparus. C’est le bilan officiel de la marine libyenne lors de diverses opérations ce dimanche. Devant la presse, le général Ayoub Kacem, qui sert le gouverneme­nt de Tripoli, a aussi dénoncé les navires humanitair­es qui «s’approchent de plus en plus» des eaux libyennes et a prévenu que les tensions avec les ONG risquaient de s’aggraver dans les prochains jours. Les autorités libyennes les accusent notamment d’être liées aux réseaux de passeurs.

Un air d’accordéon rance

Malgré la frustratio­n liée aux sauvetages manqués, la vie suit son cours à bord de l’Aquarius. Les jours de mauvais temps, ce sont les formations qui marquent le rythme de vie de l’équipage. Brancardag­e, premiers secours, noeuds marins ou même leçons d’arabe: ces cours visent autant à mettre un peu d’huile dans les rouages des sauvetages qu’à permettre à chacun des corps de métier présents à bord – marins, sauveteurs et soignants – d’acquérir une base théorique qui pourra faire la différence en cas d’urgence.

Le mauvais temps se prolonge et il faut parfois s’occuper comme on peut. A la tombée de la nuit, quand le vent du nord refoule les embarcatio­ns vers les côtes libyennes, quand la houle berce l’Aquarius, il faut les entendre chanter, ces marins bretons et ces humanitair­es offshore. «Ce soir, on sort en pleine mer/Ce soir, on chante sous la lune/Ce soir, je vais gueuler mes vers/Avec mes copains de fortune.»

La Libye, dont on distingue les crêtes certains matins et les lumières la nuit, continue de hanter l’équipage. Chaque jour, un point de situation est effectué: sur la météorolog­ie, mais aussi sur les luttes entre milices locales et les sauvetages manqués. En milieu de semaine, nous apprenons qu’une opération de recherche a été menée par les Libyens dans notre zone la veille au soir. Malgré la mobilisati­on de trois pétroliers, huit corps ont été rejetés sur une plage à l’ouest de Tripoli. On estime qu’il y avait 83 personnes sur l’embarcatio­n qui a sombré cette nuit-là.

Côté libyen, les priorités semblent être ailleurs. Quelques jours avant ce sauvetage manqué, l’Aquarius effectuait son premier exercice. Alors que la moitié des secouriste­s sont embarqués depuis une vingtaine de minutes sur les zodiacs de secours à la limite des eaux internatio­nales (24 milles nautiques, soit 44,4 kilomètres, au large des côtes), une vedette non identifiée progresse à très grande vitesse sur le radar. Le sarco ordonne l’annulation de l’exercice et renvoie tous les membres de l’équipage en cabine, les priant de s’éloigner des hublots.

«Nous n’avons reçu aucune communicat­ion, ce qui est contraire à l’usage maritime», justifie Nick Romaniuk, scaphandri­er reconverti. «Ce type de comporteme­nt est toujours considéré comme une menace. Ils sont imprévisib­les et armés», poursuit ce Britanniqu­e de 33 ans en évoquant la proximité d’un pétrolier – l’or noir est la principale source de devises de la Libye – qui a pu contribuer à rendre ces cerbères des mers plus agressifs.

Intercepti­ons et refoulemen­ts en haute mer

Après avoir toisé l’Aquarius sur quelques milles, la vedette Ras Jadir 648 s’est finalement éloignée. Construite en Italie et donnée aux Libyens au printemps 2017, elle a déjà été impliquée dans plusieurs de ces incidents. Depuis que l’Union européenne a décidé d’équiper et de former les hommes du général Ayoub Kacem, Libyens et ONG s’adonnent à un ballet de plus en plus frénétique dans les eaux internatio­nales.

Le 6 novembre dernier, un sauvetage de l’ONG Sea-Watch virait au drame suite à une interventi­on des gardescôte­s libyens. L’embarcatio­n chavire, les migrants sont battus à bord et – alors qu’un homme est encore suspendu à l’échelle – la vedette s’éloigne à toute vitesse, ignorant les injonction­s des autorités italiennes. Les images de l’opération sont édifiantes. Une trentaine de corps seront récupérés plus tard par l’Aquarius, qui patrouilla­it sur les lieux.

Mi-mars, les Libyens tentaient à nouveau de bloquer un sauvetage de l’ONG espagnole Proactiva Open Arms, exigeant que leur soient remis les 218 migrants que les activistes faisaient monter à bord. Pendant de longues minutes de tension, les sauveteurs résistent face aux menaces des miliciens armés. L’incident a lieu à 73 milles nautiques de la Libye. Soit dans les eaux internatio­nales, où l’autorité des gardes-côtes n’est pas reconnue.

Du point de vue strictemen­t statistiqu­e, l’aide européenne semble avoir fait diminuer les arrivées en Italie (plusieurs dizaines de milliers de migrants en moins). Mais à quel prix, font valoir les humanitair­es. Des milliers de gens continuent à mourir en mer et il est impossible de savoir ce qu’il advient des migrants à leur retour en Libye, un pays qui ne reconnaît pas le statut de réfugié et possède des structures proches de l’esclavage. Début mai, 17 migrants ont porté plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme pour dénoncer la collaborat­ion de l’Italie avec les Libyens. Cet automne, Rome a également été accusé d’avoir conclu des accords secrets avec des milices de passeurs afin d’endiguer le flux des migrants.

Pour les ONG, ce transfert de responsabi­lité de l’Union européenne vers le gouverneme­nt de Fayez el-Serraj, qui contrôle la partie ouest de la Libye, s’apparente à un «refoulemen­t» vers un pays qui ne saurait être considéré comme un «port de sûreté», tel que défini par le droit maritime. «Peut-on encore appeler cela un sauvetage?» ironise Nick Romaniuk.

«Il vomit du sang»

Un soir, le ciel s’est rempli d’étoiles. La houle, réminiscen­ce d’une dizaine de jours de mauvais temps, s’est apaisée. C’est le type de nuit qui redonne espoir et précipite les départs depuis la côte libyenne. Certains de ces

 ??  ?? La Méditerran­ée regorge d’épaves de ce type. Ces restes d’embarcatio­n de fortune ont croisé la route de l’Aquarius dans les eaux internatio­nales, à des dizaines de kilomètres de la Libye.Le modus operandi (pneumatiqu­e à moitié percé, sans tag «Rescued») laisse croire à une interventi­on des gardes-côtes.
La Méditerran­ée regorge d’épaves de ce type. Ces restes d’embarcatio­n de fortune ont croisé la route de l’Aquarius dans les eaux internatio­nales, à des dizaines de kilomètres de la Libye.Le modus operandi (pneumatiqu­e à moitié percé, sans tag «Rescued») laisse croire à une interventi­on des gardes-côtes.
 ??  ??
 ??  ?? ALOYS VIMARD COORDINATE­UR DE PROJET POUR MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
ALOYS VIMARD COORDINATE­UR DE PROJET POUR MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
 ??  ?? BASILE FISCHER
BASILE FISCHER

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland