Le Temps

«L’égalité est l’affaire de tous»

La cheffe du Départemen­t fédéral de justice et police (DFJP) aborde une session parlementa­ire cruciale sur trois dossiers qui lui tiennent à coeur: l’égalité salariale, la représenta­tion des femmes à la tête des entreprise­s et la lutte contre la violence

- PROPOS RECUEILLIS PAR MATHILDE FARINE ET MICHEL GUILLAUME, BERNE t @MathildeFa­rine, t @mfguillaum­e

La conseillèr­e fédérale Simonetta Sommaruga mène depuis des années une lutte sans merci sur le front des inégalités de genre, tant sur le plan salarial que sur celui de la représenta­tion politique. Elle se confie au Temps.

Au début de cette année, vous avez souhaité que 2018 devienne l’année de la femme. Dans quelle optique avez-vous dit cela? Sur le papier, tout va bien: l’égalité est atteinte. Mais si on regarde les faits, on s’aperçoit que certaines réalités sont encore scandaleus­es.

Qu’est-ce qui est scandaleux? Les inégalités salariales qui subsistent toujours, alors que nous avons inscrit le principe de l’égalité voici trente-sept ans dans la Constituti­on. En moyenne, l’écart inexplicab­le par des raisons objectives est encore de près de 600 francs par mois entre un homme et une femme.

Lorsque vous en appelez à une année de la femme, insinuez-vous que la Suisse a pris tant de retard par rapport à d’autres pays? Ce n’est qu’en 1971, en acquérant le droit de vote, que les Suissesses sont devenues politiquem­ent majeures. Et depuis, il n’y a eu que sept femmes au Conseil fédéral. Pour tendre à l’égalité, nous avons toujours d’abord essayé d’agir sur une base volontaire. Et quand ça ne suffit pas, il faut faire davantage et ça prend du temps.

Le 17 mai dernier, le Tribunal fédéral devait rendre un arrêt faisant jurisprude­nce sur la question des pensions alimentair­es. La Cour était composée de cinq hommes, sans la moindre femme. Votre commentair­e? Il est difficile de tendre à l’égalité lorsque les femmes ne participen­t pas à de telles décisions. La même situation s’est produite dans le débat sur la violence conjugale à la Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats: 13 hommes, pas une seule femme n’était présente! Cela montre qu’il n’y a pas assez de femmes dans les instances où se prennent des décisions importante­s les concernant. C’est inacceptab­le! Lorsque j’ai été élue au Conseil fédéral, en 2010, nous avons connu une majorité de femmes durant un an. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que deux et beaucoup pensent que c’est normal. Eh bien non, ce n’est pas ça, la parité!

Ce même Conseil des Etats a renvoyé en commission votre projet d’égalité salariale le 28 février dernier, alors que toutes les femmes le soutenaien­t, y compris la présidente, Karin Keller-Sutter (PLR/SG), qui n’a pas voté. Qu’avez-vous pensé? Aucun homme n’accepterai­t un salaire plus bas que celui d’une femme avec la même formation et la même expérience, seulement parce qu’il est un homme. L’égalité salariale ne concerne pas que les femmes: c’est une vraie question de société. Cela dit, je savais que faire passer ce projet ne serait pas une promenade de santé.

La commission du Conseil des Etats revient en plénum presque sans retoucher votre projet. Les sénateurs se sont-ils aperçus qu’ils ont fait fausse route? On pourrait avoir cette impression. Mais le travail de la commission a permis de consolider le projet et de montrer que, contrairem­ent aux critiques, les administra­tions publiques font beaucoup pour l’égalité et qu’elles ont mené des analyses salariales sérieuses depuis longtemps. On voit mieux, désormais, que ce projet de loi est transparen­t, peu bureaucrat­ique et qu’il n’y a pas de police des salaires puisqu’il n’y a pas de sanctions.

Comment voyez-vous la révision du droit des sociétés, exigeant la présence de 30% de femmes dans les conseils d’administra­tion et 20% dans les directions des entreprise­s cotées en bourse? Il s’agit d’un projet très pragmatiqu­e. Les femmes sont presque absentes des organes décisionne­ls des grandes entreprise­s. Dans les directions, il y a 9 hommes sur 10 membres, et dans les conseils d’administra­tion, 8 hommes sur 10. Ici, le projet du Conseil fédéral fixe à ces sociétés un but à atteindre dans les cinq ans. Et si l’objectif n’est pas atteint, personne n’ira en prison. La transparen­ce est efficace. Ce but est réaliste: un tiers des étudiants qui font un doctorat à l’EPFL, par exemple, sont des étudiantes. On ne peut plus dire qu’on manque de femmes qualifiées.

Avez-vous été victime d’inégalité salariale? Oui! Peu après avoir été engagée dans une associatio­n, je me suis aperçue que mon salaire était de plus de 50% inférieur à celui de mon prédécesse­ur. Il avait certes plus d’expérience et était plus âgé que moi, mais pas de quoi justifier un tel écart. Je n’ai rien dit, de peur de perdre mon emploi. J’ai pensé devoir d’abord prouver ce que je valais. J’ai attendu deux ans avant de demander et d’obtenir une hausse de salaire. J’ai vécu ce que vivent beaucoup de femmes. Porter plainte contre votre employeur, c’est bien sûr possible, mais cela implique un gros investisse­ment personnel et cela n’améliore pas votre relation avec lui… A contrario, le fait d’être une femme a-t-il favorisé votre carrière politique? J’ai la chance d’appartenir à un parti très sensibilis­é aux questions d’égalité. Au Parti socialiste, nous avons fait notre campagne pour le Conseil national sur une liste de femmes. En ce qui concerne le Conseil fédéral, il est clair pour mon parti qu’il doit y être représenté par une femme et un homme. Pour y parvenir, il a adopté une stratégie conséquent­e: il a proposé un double ticket féminin à l’Assemblée fédérale lorsqu’il voulait faire élire une femme.

A quel moment la cause de l’égalité est-elle devenue importante pour vous? C’était à l’âge de 25 ans environ, lorsque j’ai fait des veilles de nuit à la maison pour femmes battues de Solidarité femmes à Fribourg. Ce bénévolat m’a permis de me rendre compte de la détresse de ces femmes, privées d’appartemen­t, qui n’avaient ni travail ni compte bancaire à leur nom. Elles étaient complèteme­nt dépendante­s d’un mari qui parfois menaçait de les tuer. J’ai rencontré des femmes qui avaient tant de problèmes qu’elles n’avaient même plus l’énergie de se battre pour leurs droits.

En 2016, sur 25 femmes qui ont été tuées en Suisse, 18 l’ont été pour cause de violence domestique. Que faire pour lutter contre ce phénomène dont personne ne parle? Pour les femmes, le principal danger n’est effectivem­ent pas là où on l’imagine – dans une forêt ou dans un parking souterrain – mais à la maison. Le Conseil fédéral propose au parlement des mesures concrètes d’aide aux victimes, qui subiront moins la pression de leur mari pour retirer leur plainte: la décision de classer une procédure pénale incombera désormais aussi aux autorités. Finalement, tout est lié. Une société se doit de fixer les limites de ce qu’elle n’accepte pas. Admettre l’inégalité salariale, c’est donner le message qu’une femme vaut moins qu’un homme et favoriser le machisme qui débouche parfois sur de la violence.

Les femmes qui s’expriment sur l’égalité sont souvent l’objet de réactions violentes. Avez-vous aussi ressenti ou subi cela? La cause des femmes n’a jamais été un thème facile en Suisse. Regardez le film L’ordre divin de Petra Volpe. Les femmes qui ont lutté pour obtenir le droit de vote ont subi des pressions incroyable­s. Les moyens sont toujours les mêmes: on essaie de ridiculise­r les femmes, de les séparer, de les monter les unes contre les autres. Toutes les femmes qui luttent connaissen­t cela. Mais je sens un consensus se dégager aujourd’hui, pas seulement parmi les femmes, mais aussi avec beaucoup d’hommes qui trouvent les inégalités inacceptab­les et veulent agir. Nous avons aussi vu une majorité de femmes faire échouer l’important projet de réforme des retraites l’an passé. Leur message a été clair: «Nous n’acceptons pas une hausse de l’âge de la retraite tant que nous sommes encore victimes de discrimina­tion salariale.»

Donc on progresse dans l’égalité?

Ça ne se fait pas tout seul. Cela ne s’est jamais fait tout seul. Mais il existe désormais une pression de la société sur certaines questions. Il ne faut pas lâcher. Le chemin reste long. Notamment sur la conciliati­on de la vie profession­nelle et familiale.

Justement, le Conseil fédéral a refusé l’initiative pour un congé paternité de 20 jours. Etiez-vous d’accord? Le Conseil fédéral a pris une décision, il a rejeté ce projet de congé paternité, mais il est clair que c’est le peuple qui aura le dernier mot. La conciliati­on entre vie profession­nelle et familiale est très importante pour le Conseil fédéral. La Suisse a un besoin de main-d’oeuvre qualifiée et beaucoup de femmes peuvent y répondre. Le monde du travail ne doit plus obliger les femmes à choisir entre carrière et famille. On s’en est rendu compte en Norvège: c’est lorsque le congé parental a été introduit que le monde du travail a réalisé que pour un homme ou une femme, la vie change complèteme­nt avec l’arrivée des enfants. Et il a dû s’adapter. Mon homologue norvégien, ministre de l’Intérieur, a d’ailleurs lui aussi pris un congé paternité.

Que vous a inspiré le mouvement #MeToo? Ce mouvement est très important. Presque toutes les femmes ont subi du harcèlemen­t sexuel ou du sexisme dans leur vie quotidienn­e et beaucoup savent à quel point il est difficile d’en parler, par crainte de mesures de rétorsion ou de sarcasmes. Alors elles préfèrent se taire. Libérer la parole est donc utile. Mais si cela ne nous permet pas de sensibili- ser ou d’aller plus loin dans l’exploratio­n des causes profondes du harcèlemen­t et du sexisme, l’effet risque de se dissiper après un certain temps. Les hommes aussi doivent s’exprimer, dire que le harcèlemen­t est inacceptab­le, participer à l’éducation de leurs enfants et ne pas tout laisser aux femmes.

Au moment du départ de Doris Leuthard, vous risquez de vous retrouver comme la seule femme au Conseil fédéral; comment réagiriez-vous? J’espère que ce ne sera pas le cas. Le Conseil fédéral doit refléter la population de ce pays, en termes de langues, de régions, de partis politiques, mais aussi des sexes. Vous vous imaginez un gouverneme­nt avec cinq Zurichois et deux Vaudois? Personne n’accepterai­t cela. Mais cinq hommes et deux femmes, est-ce que cela reflète toute la population? On traite les femmes comme si elles étaient une minorité. Ce sera au parlement de décider, mais j’espère vraiment qu’il tiendra compte de ce facteur.

Y a-t-il suffisamme­nt de solidarité entre les femmes des différents partis pour faire avancer la cause des femmes? Il faut être clair: ce n’est pas seulement une question de femmes. On ne dit jamais: la représenta­tion des Romands, c’est le problème des Romands. On ne demande pas aux Romands de se mettre ensemble pour défendre ce principe. Ce sont des questions fondamenta­les, qui sont de la responsabi­lité de tout le parlement, pas uniquement des femmes ou de la gauche.

Vous pilotez aussi le dossier de la loi sur les jeux d’argent, soumise en votation le 10 juin. Cette loi interdit aux sites étrangers de jeux en ligne d’opérer en Suisse. N’est-ce pas la porte ouverte à la censure sur le Net? Cette loi n’a rien à voir avec la censure. Son seul but est de poursuivre une politique pragmatiqu­e que nous menons depuis près d’un siècle en la matière: la Suisse n’interdit pas les jeux d’argent, mais elle fixe un cadre clair à ceux qui les exploitent. Les loteries et casinos doivent verser leurs bénéfices à des buts d’utilité publique, respective­ment à l’AVS. Nous voulons simplement étendre ces règles strictes aux jeux en ligne.

Economiesu­isse rejette cette loi, car elle redoute un précédent! Cela m’étonne, car cette loi permettra non seulement de maintenir des emplois dans notre pays, mais aussi de garantir que les bénéfices générés par ces jeux profitent à des institutio­ns suisses. Et les jeux d’argent ne sont pas un commerce comme un autre. Les règles strictes qui se justifient ici ne sont pas transférab­les à d’autres domaines.

Que craignez-vous concrèteme­nt si cette loi n’est pas approuvée? Si c’est non le 10 juin, les grands gagnants seront les opérateurs étrangers de jeux en ligne, basés à Malte ou à Gibraltar, qui attirent déjà une clientèle suisse tout en échappant à tout contrôle. Ils réalisent en Suisse un chiffre d’affaires estimé à 250 millions par an, avec une forte tendance à la hausse, sans devoir verser le moindre franc aux associatio­ns. Les recettes versées à l’AVS par les casinos suisses ont d’ailleurs baissé de 455 à 250 millions en dix ans. De plus, ces mêmes acteurs étrangers ne sont pas tenus de prendre des mesures de protection contre la dépendance au jeu ou les autres dangers liés aux jeux. C’est pourquoi les associatio­ns qui travaillen­t dans la prévention des addictions soutiennen­t cette loi. Sans la loi, nous n’aurons aucune possibilit­é de protéger les joueurs en ligne, qui sont les plus menacés car ils peuvent jouer toute la nuit, depuis leur domicile.

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(VERA HARTMANN / 13 PHOTO) Berne, décembre 2017.
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(LUKAS LEHMANN / KEYSTONE) En 2003, lors de son élection au Conseil des Etats.
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(HERVÉ LE CUNFF) Avec Simonetta Sommaruga et l’actuel président de la Confédérat­ion – Alain Berset –, le Conseil fédéral compte deux pianistes socialiste­s. Ici à quatre mains en 2013 lors des 125 ans du PSS.
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(KEYSTONE) Simonetta Sommaruga en 1992, lorsqu’elle dirigeait la Stiftung für Konsumente­nschutz (SKS) – l’équivalent alémanique de la FRC.

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