Le Temps

Les zones villas, nouvelles frontières du combat pour la biodiversi­té

Avec leurs pelouses tondues à ras et leurs haies de thuyas, les banlieues pavillonna­ires ressemblen­t à des déserts écologique­s. Mais elles peuvent aussi se transforme­r en paradis. En Suisse, les autorités veulent valoriser ce potentiel

- SYLVAIN BESSON @SylvainBes­son

Les zones villas, un désert biologique? Si tel était le cas il y a encore quelques années, les spécialist­es de l’environnem­ent misent aujourd’hui sur ces espaces pour enrichir la biodiversi­té grâce à une nouvelle approche

Il y a en Suisse 989098 villas individuel­les, ce qui représente près d’un quart de l’habitat. Ces espaces construits agrémentés de jardins se caractéris­aient jusqu’ici par la pauvreté de leur biodiversi­té, avec un fléau principal: les haies. Celles-ci sont composées essentiell­ement par les «quatre salopards», comme disent les spécialist­es du territoire: les thuyas, les lauriers-cerises (laurelles), les photinias et, plus récemment, les bambous. Des monocultur­es stériles, immangeabl­es pour les insectes locaux.

Mais les moeurs changent peu à peu et de nouvelles barrières végétales – qui remplissen­t la fonction essentiell­e d’écran entre voisins – composées d’arbustes indigènes se fraient un chemin. En Suisse romande, les villes sont à la pointe de cette évolution. Ainsi, La Chaux-de-Fonds préfigure le paradis écologique que pourraient devenir les banlieues résidentie­lles du futur. A Lausanne, ce sont 3800 m2 d’arbustes indigènes qui ont été plantés en remplaceme­nt des anciennes espèces exotiques, soit 2,6 kilomètres linéaires. Et à Genève, les autorités rêvent de faire des zones villas de «nouveaux quartiers jardins du XXIe siècle». Une stratégie de développem­ent appuyée par le Conseil fédéral, qui prône «la nature sur le pas de la porte».

Quand elle sort inspecter son jardin, Christina Meissner n’y cherche pas une pelouse impeccable façon green de golf, ou une haie de thuyas rectiligne. Elle observe plutôt les traces de hérissons dans les herbes hautes, la présence de tritons sous les nénuphars de son étang, ou les chenilles en train de dévorer certains buissons de sa haie.

Autour de sa maison de Vernier, construite en 1969, cette pasionaria de la défense des zones villas, députée PDC au Grand conseil genevois, a dénombré avec son mari 130 espèces d’animaux. Dont une vingtaine de sortes de punaises. La preuve que les maisons individuel­les, si décriées ces dernières années pour leur consommati­on d’espace, peuvent offrir un petit bout de solution au déclin écologique global qui touche aussi la Suisse.

«Ces zones ont un gros potentiel, plus qu’un centre-ville en tout cas, estime le chercheur Jérôme Chenal, spécialist­e du territoire et de l’urbanisme à l’EPFL. Notamment les vieilles zones villas d’il y a trente ou quarante ans, où les terrains sont relativeme­nt grands.»

Une récente étude de l’Office fédéral de l’environnem­ent note que la diversité en plantes, en mousses et en mollusques est nettement plus importante dans les zones d’habitation, y compris les banlieues pavillonna­ires, que dans les champs d’agricultur­e intensive.

Par sa taille aussi, la zone villa est incontourn­able: sur environ 4,4 millions de logements en Suisse, 989098 sont des villas individuel­les, résidences secondaire­s comprises, calcule le géographe Pierre Dessemonte­t de l’institut MicroGIS. Et même si la politique d’aménagemen­t récente l’a condamnée, cette forme d’habitat reste un idéal pour la majorité de la population, hors des «petits milieux» urbains, bobos et intellectu­els, analyse Jérôme Chenal.

Haies, piscines, tondeuses…

Reste que dans la majorité des cas, les zones villas sont très loin de ressembler à des paradis écologique­s. Pelouses tondues à ras, débroussai­lleuses à fil qui mutilent les hérissons, piscines au chlore, éclairages artificiel­s, chiens et chats en surnombre, autant d’éléments qui en font plutôt des enfers pour la vie sauvage. Le pire étant sans doute leurs haies composées d’espèce exotiques, où dominent les «quatre salopards» omniprésen­ts que sont les thuyas, les lauriers-cerises (laurelles), les photinias et, plus récents, les bambous.

Comparées aux arbustes indigènes, ces plantes offrent des avantages: elles gardent leurs feuilles toute l’année et masquent la rue ou le voisin; elles sont bon marché, robustes, peu attaquées par les parasites et demandent peu d’entretien. Elles grandissen­t vite et plaisent aux nouveaux propriétai­res qui ne connaissen­t rien au jardinage. «Un coup de sécateur par an et le tour est joué», résume Germain Peiry, architecte à Renens, qui constate une demande persistant­e pour ces végétaux.

Bétonnage vert

Ces atouts garantisse­nt la fonction essentiell­e de la haie en zone villa: servir d’écran autour du jardin pour protéger la liberté des habitants. «Ce n’est pas un repli sur soi, c’est créer un microcosme à l’intérieur duquel chacun peut faire ce qu’il veut», explique Pauline Frileux, auteure du Bocage pavillonna­ire*, un ouvrage de référence sur la sociologie et la flore des banlieues résidentie­lles françaises.

En Suisse, les écologiste­s et les profession­nels du paysage les plus sophis- tiqués pestent contre cette monocultur­e stérile, car elle est immangeabl­e pour les insectes locaux. «C’est presque du bétonnage vert, ça n’a aucun intérêt pour la biodiversi­té», critique Vincent Desprez, chef du Service des parcs et promenades de la ville de Neuchâtel. «Ça m’affole complèteme­nt qu’en pleine campagne, on puisse planter une palette de ces plantes exotiques pour tout un quartier de villa», regrette Jean-Yves Le Baron, paysagiste à Lausanne.

Comme lui, l’associatio­n faîtière Jardin Suisse déconseill­e l’usage de «plantes néophytes agressives», au profit d’espèces indigènes favorisant la biodiversi­té. Mais dans les jardinerie­s et les grands magasins, la demande pour les «quatre salopards» reste forte. «On essaie de les déconseill­er aux clients, assure Roger Hofstetter, paysagiste et responsabl­e des jardins Evologia à Cernier. Mais le client est roi, donc nous-mêmes ne pouvons pas faire comme nous voulons.»

La chaîne de production des végétaux pour villas, du pépiniéris­te au garden center, continue de proposer thuyas et consorts, «parce que dans l’imaginaire collectif, c’est devenu le standard», commente Vincent Desprez. Leur caractère toxique sert parfois d’argument de vente: «Un paysagiste m’a un jour proposé les laurelles en disant: rien ne vit là-dedans, même pas les araignées, vous serez tranquille!» dénonce Christina Meissner.

Malgré tout, chez les clients, les mentalités évoluent. Dans son livre, Pauline Frileux identifiai­t trois tribus de propriétai­res de villas: le maniaque de l’ordre qui tond sa pelouse sans arrêt, l’antijardin­ier qui n’y connaît rien et délègue tout aux profession­nels, et «l’écocentré», amoureux des plantes sauvages et des petites bêtes. S’y ajoute désormais une nouvelle population, qu’on pourrait appeler les esthètes conscienti­sés.

«Les clients reviennent sur des entretiens parfois excessifs, sont plus sensibles à la biodiversi­té, observe Jean-Yves Le Baron, qui conçoit surtout des jardins haut de gamme. Il y a un changement de génération, les enfants reprennent les villas des parents, ils veulent récupérer l’eau, moins gaspiller. Ils choisissen­t une prairie riche en insectes et tondent moins, 4-5 fois au lieu de 15 fois par an. Le jardin propre en ordre existe encore, mais évolue de façon visible depuis quelques années.»

En Suisse romande, les villes sont à la pointe de cette évolution. Les quartiers nord de La Chaux-deFonds, par exemple, ressemblen­t déjà au paradis écologique que pourraient devenir les banlieues résidentie­lles du futur: des pelouses tondues plus rarement, beaucoup de haies composées d’arbustes locaux, de grandes maisons de maîtres épargnées par la densificat­ion et des «petites structures» (arbustes, bandes herbeuses) préservées à dessein.

La commune s’est associée à un projet citoyen pour protéger le rougequeue à front blanc, petit oiseau migrateur venu du Sahel qui se nourrit uniquement d’insectes. «On n’arrive pas avec des mesures coercitive­s, précise le biologiste Valéry Uldry, promoteur du projet. La ville prépare une charte des aménagemen­ts extérieurs qui concerne les arbres, les haies, l’herbe, quelles espèces on plante, mais ce sont des recommanda­tions.»

2,6 kilomètres de haies remplacés

A Lausanne ou à Neuchâtel, les services municipaux ont renoncé aux désherbant­s chimiques depuis des années et tentent d’imposer, de manière plus ou moins énergique, la plantation d’espèces indigènes. A Lausanne, «3800 m² d’arbustes indigènes (correspond­ant à 2,6 kilomètres linéaires) ont été plantés en remplaceme­nt de haies de laurelles, de thuyas ou d’arbustes ornementau­x entre 2012 et 2016», indique la Direction du logement, de l’environnem­ent et de l’architectu­re.

De 2013 à 2016, la proportion d’arbustes indigènes dans les parcs publics est passée de 48% à 57,4%, précise encore la ville. Et à l’avenir, la municipale verte Natacha Litzistorf entend «forcer le trait pour inciter les privés à planter haies et bosquets», en travaillan­t notamment avec les régies immobilièr­es.

L’argent, un sérieux obstacle

Pour l’instant, comme partout, ces mesures restent non contraigna­ntes. Mais cela pourrait changer, avec l’introducti­on de directives favorisant la biodiversi­té dans les outils de planificat­ion territoria­le, comme le plan général d’affectatio­n, en cours de révision.

La future politique lausannois­e va aussi proposer des soutiens financiers à des propriétai­res privés pour des projets «intéressan­ts», annonce Natacha Litzistorf. Car l’argent est un sérieux obstacle au changement: arracher quelques mètres de thuyas pour planter des espèces locales coûte des milliers de francs.

«Remplacer 20 mètres de thuyas revient 4000 francs», confirme Christina Meissner. Dans son cas, le canton de Genève a payé 40% de la somme pour installer, sur un côté du jardin, une haie d’arbustes indigènes entre sa villa et celle de voisins aussi friands d’écologie qu’elle.

Même le Conseil fédéral s’y met. Le 21 mai, pour la journée de la biodiversi­té, il a appelé les Suisses à «créer un espace le plus naturel possible pour les plantes et les animaux» dans leurs jardins. Un projet éducatif, «La nature sur le pas de sa porte», doit être mis en oeuvre cette année par l’Office fédéral de l’environnem­ent.

A terme, la stratégie est claire: plus les villes pratiquero­nt la gestion écologique de leurs espaces publics, plus ces pratiques essaimeron­t dans les communes périphériq­ues, puis dans les zones rurales. La norme s’imposera progressiv­ement dans les jardins privés, mettant fin à l’impératif social du «propre en ordre». «Les gens font comme leurs voisins, ils tondent parce qu’ils ont peur de passer pour des fainéants», observe un fonctionna­ire fédéral qui appelle de ses voeux un «changement de culture».

A Genève, comme à Lausanne, les autorités rêvent de faire des zones villas de «nouveaux quartiers jardins du XXIe siècle», habités par une population consciente des enjeux environnem­entaux. On en est encore loin, mais c’est déjà plus qu’un voeu pieux.

«Le jardin propre en ordre existe encore, mais évolue de façon visible depuis quelques années» JEAN-YVES LE BARON, PAYSAGISTE, LAUSANNE

* Pauline Frileux, «Le bocage pavillonna­ire. Une ethnologie de la haie», Creaphis Editions, 2013.

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Valéry Uldry, biologiste, promoteur d’un projet citoyen à La Chaux-de-Fonds destiné à favoriser la biodiversi­té.

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