Se réconcilier avec sa propre fatigue
A travers une lumineuse «Ode à la fatigue», le philosophe Eric Fiat nous encourage à ne plus chercher à combattre nos épuisements, mais à y déceler au contraire l’affirmation de notre réjouissante humanité
BIEN-ÊTRE L’épuisement est le mal de ce début de XXIe siècle, dans un monde envahi d’écrans et de sollicitations permanentes. A travers un stimulant petit manuel, le philosophe Eric Fiat nous invite à apprivoiser la fatigue pour s’en faire une alliée et apprendre à mieux vivre avec.
Fatigués, éreintés, crevés… Pour le philosophe français Eric Fiat, l’épuisement guette tout un chacun en ce XXIe siècle hautement technologique, qui se veut toujours plus performant et productif. Pris continuellement dans un étau de sollicitations et autres impératifs urgents, l’être humain peine de plus en plus à rivaliser côté endurance. Or, plutôt que de s’échiner à lutter – une bataille perdue d’avance –, l’intellectuel nous invite, à travers une délicieuse Ode à la fatigue, à faire la paix avec cet état, pas si négatif qu’il y paraît au premier abord.
Diriez-vous que la fatigue est un mal
de notre époque? C’est un fait, de plus en plus de nos contemporains se plaignent d’être fatigués, d’où l’idée de cette réflexion. Mais je ne dirais pas que la fatigue soit un mal propre à notre époque. Premièrement parce que ce n’est pas toujours un mal. A côté des mauvaises fatigues, celles qui nous font ressentir l’existence davantage comme un fardeau que comme un cadeau, celles qui nous privent de ce qui nous paraît le plus propre à nous-mêmes, celles qui nous aliènent, celles qui nous accablent, celles qui créent en nous une sorte de lassitude d’être ce que l’on est, il demeure de bonnes fatigues. Celle du sportif vainqueur, des amoureux qui se sont aimés toute la nuit, de celui qui a l’impression du travail bien fait ou du devoir accompli…
De quelle manière ces fatigues sontelles bonnes à vos yeux? Parce que la joie d’avoir bien fait son travail, d’avoir bien aimé et été bien aimé, la joie d’avoir gagné fomentent la restauration des forces qui ont été perdues dans le jeu, dans l’amour ou dans le travail. Ces trois personnages-là vont dormir du sommeil du juste. Or le sommeil du juste est un sommeil qui n’a pas besoin d’être très long pour être récupérateur, parce que la joie d’avoir fait ce qu’on devait faire dilate les quelques forces qui restent.
Et qu’en est-il des mauvaises fatigues? Ce sont celles du sportif vaincu, de l’amant qui n’est pas victorieux, de celui qui a l’impression du travail inachevé ou du devoir mal fait. Ces personnages-là sont épuisés, mais ils ne retrouveront pas dans le repos le remède attendu, car ils vont dormir de ce que j’appellerais «le sommeil de l’injuste». C’est un sommeil qui n’est pas récupérateur. Quand on dort du sommeil de l’injuste, on a des insomnies, on vit ce que Baudelaire appelle «ces vagues terreurs […] qui oppriment le coeur comme un papier qu’on froisse». Or, je pense que, malheureusement, ce sont des mauvaises fatigues dont se plaignent le plus souvent nos contemporains…
En quoi celles-ci seraient-elles
propres à notre époque? En grande partie à cause d’une certaine organisation du travail, de l’accélération de la vie, la sollicitation permanente qui nous vient de nos téléphones et ordinateurs… Tout cela fait que l’espace du calme, l’espace du retrait, l’espace du silence se réduisent un peu comme peau de chagrin. J’ai été assez sensible aux livres de deux auteurs assez importants d’aujourd’hui, les sociologues Hartmut Rosa qui parle de l’accélération du monde et Jonathan Crary sur le capitalisme à l’assaut du sommeil.
Pouvez-vous préciser?
Dans son livre, ce dernier explique comment un certain système néocapitaliste voudrait que l’homme travaillât, ou consommât, ou les deux, 24h sur 24 et 7 jours sur 7. Pour ma part, j’aurais envie de dire de la fatigue des hommes d’aujourd’hui ce que disait La Fontaine de la peste des animaux d’hier: «Un mal qui répand la terreur […], la Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom) […] Faisait aux animaux la guerre. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.» En effet, quand on pousse un peu nos contemporains dans leurs retranchements, même ceux qui apparemment réussissent, sont performants comme l’époque veut qu’ils soient, assez vite ils disent qu’ils sont crevés ou exténués.
La mauvaise fatigue ne serait-elle donc pas précisément de la fatigue
morale? Je ne pense pas qu’il y ait de la fatigue physique d’un côté et une fatigue morale de l’autre. Opposer la lassitude du corps à celle de l’âme, ce serait rallier le camp de ces philosophes dualistes, lesquels affirmaient la séparabilité du corps et de l’âme, et je ne suis pas du tout dualiste. Il n’est pas de lassitude longue de l’âme qui ne finisse par engendrer une fatigue du corps, et il n’est pas une longue fatigue du corps qui ne finisse par engendrer une lassitude de l’âme.
Comment expliquer que la fatigue, même la bonne, fasse si peur aujourd’hui qu’on veuille tant lui faire la guerre? On est dans une époque qui cultive les idéaux de performance, d’indépendance, d’autonomie, de maîtrise. Je ne dis pas que ces idéaux ne soient pas de beaux idéaux, mais la fatigue les menace. Parce que, quand on est très fatigué, on est moins autonome, on est moins indépendant, on est moins maître de soi. Or c’est justement parce que notre époque pense que l’homme doit légitimer sa place dans le monde en prouvant ses performances que notre époque craint la fatigue plus que d’autres. Pour beaucoup de nos contemporains, l’avouer est un aveu de faiblesse ou d’échec. Ce que je ne crois pas.
Comment devrions-nous alors réagir face à nos fatigues? De toute façon, ça ne sert à rien de lutter contre, car elles auront toujours le dernier mot. La Fontaine, dans sa fable Le chêne et le roseau, nous apprend que lorsque le vent puissant arrive, le roseau plie mais ne rompt pas, alors que le chêne qui lutte contre le vent qui vient va finalement être déraciné. Eh bien, plutôt que de lutter contre la fatigue, comme le ferait le chêne, acceptons qu’elle nous fasse plier, comme ferait le roseau. Soyons plutôt roseau que chêne. Puisque nous ne pouvons pas lutter, écoutons ce qu’elle a à nous dire, les leçons qu’elle a à nous apporter.
Quelles sont-elles, précisément? La première est l’humilité. La fatigue m’apprend que je ne suis pas un dieu, je ne suis pas un ange, je ne suis pas un héros, je ne suis pas une machine. L’humilité, ce n’est pas l’humiliation. L’humble, c’est celui qui s’estime à sa juste mesure, il ne se surestime pas, mais ne se sous-estime pas non plus. La deuxième leçon, c’est le courage, parce qu’on sait bien que le courage, ce n’est pas l’absence de peur: le courage, c’est le fait de surmonter la peur. De même, je dirais que le courage, ce n’est pas l’absence de fatigue. Un être courageux, c’est un être capable de la dépasser. Enfin, cette dernière nous apprend la rêverie.
De quelle manière? La fatigue, ce n’est ni la pleine lumière de la conscience ni l’obscurité de l’inconscience, mais un état un peu flottant. Cet état introduit un rapport plus souple, plus fin, plus tendre à soi-même, aux autres et au monde. La rêverie est une attention précédée d’un abandon, c’est une vigilance précédée d’un laisser-aller, c’est une caresse du monde. Donc celui qui admet sa fatigue a finalement un rapport beaucoup plus tendre à lui-même, aux autres et au monde que s’il tentait de lutter tel un héros contre elle.
Ce qui n’aide pas à faire la paix avec sa fatigue, c’est qu’on n’est pas
égaux face à elle… Il est vrai que nous sommes tous concernés par la fatigue, mais à des degrés divers. En l’occurrence, là aussi on peut s’inquiéter d’une société qui est de performance, et donc de compétition. Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville dit à la fois du bien du passage de la société monarchique à la société démocratique, mais en même temps attire notre attention sur les risques de cette dernière: «Ils ont aboli les privilèges de quelques-uns, ils vont rencontrer les privilèges de tous.» Aujourd’hui, on est tous mis en concurrence, sans exception. A une époque, on pouvait changer son rapport à la fatigue selon l’âge, par exemple.
C’est-à-dire? On trouvait normal qu’en vieillissant on se mette un peu en retrait. Or aujourd’hui, il faudrait pour bien vieillir ne pas vieillir. Comme l’octogénaire qui ferait du jogging, qui serait surbooké et qui aurait une activité physique, sexuelle, intellectuelle comparable à celle des hommes de 20 ans. La fatigue, c’est une petite vieillesse. Quand on est épuisé, même quand on est très jeune, c’est comme si on était un peu vieux, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui devient plus difficile dans le rapport à soi, aux autres et au monde. Le mot vient moins vite, la jambe ne bouge pas bien, le souvenir disparaît. Or notre société a tendance à considérer la fatigue comme un mal, de même que la vieillesse.
Comment sortir de ce jugement? Il y a au Louvre un tableau de Rembrandt qui aide, je crois, à faire cet éloge de la fatigue. Il s’agit de Saint
Mathieu et l’ange. On y voit deux visages l’un à côté de l’autre, et étonnamment la lumière ne vient pas du visage de l’ange, mais du vieux saint fatigué et plein de rides. Et je crois que cette belle lumière ne serait pas venue de ce visage s’il avait lutté contre sa fatigue. On voit sur son visage qu’il a fait le dur métier d’exister, qu’il en est fatigué et qu’en même temps il a essayé de faire de son mieux. Et ce beau visage contient une magnifique lumière qui peutêtre nous invite à nous réconcilier avec nos fatigues qui ne sont pas forcément mauvaises. Les assumer, c’est faire de même avec son humanité, sa finitude – notre contingence. A vrai dire, il n’y a guère que les morts qui ne soient plus fatigués…
«La fatigue m’apprend que je ne suis pas un dieu ni une machine» «Plutôt que de lutter contre la fatigue, comme le ferait le chêne, acceptons qu’elle nous fasse plier, comme ferait le roseau»