Le Temps

Les neutrinos ont bien une masse

- FRANÇOIS MANGE

PHYSIQUE Des scientifiq­ues dressent le bilan du projet Opera, chasse à la particule élémentair­e la plus insaisissa­ble: le neutrino. Ils apportent une preuve définitive que ce dernier a une masse, ce que le Modèle standard de la physique des particules n’a pas prévu

Les geeks fans du Guide du voyageur galactique de Douglas Adams le savent: «La réponse à la grande question sur la vie, l’Univers et le reste est 42.» La physicienn­e Giuliana Galati répondrait plutôt… les neutrinos, d’énigmatiqu­es particules qui renferment bien des secrets sur notre Univers.

«Insaisissa­bles et rendant les physiciens fous depuis près d’un siècle», selon les propos de la chercheuse, elles remettent en question les fondements de la physique des particules. Le 22 mai a été publié le rapport final du projet Opera, lancé conjointem­ent en 2006 par l’Organisati­on européenne pour la recherche nucléaire (CERN) à Genève et le Laboratoir­e national du Gran Sasso, près de L’Aquila en Italie. Les quelque 170 physiciens de cette collaborat­ion dressent le bilan de leur traque entamée il y a 80 ans. Ils répondent définitive­ment à une question qui depuis taraude la science: oui, les neutrinos sont bien pourvus d’une masse.

Fantômes de la taille d’un moustique

Leur traque a démarré dès l’hypothèse de leur existence, formulée en 1930 par le physicien autrichien Wolfgang Pauli. Cette théorie permet que soit respecté le principe de conservati­on de l’énergie dans certains phénomènes de désintégra­tion nucléaire, par exemple lorsqu’un neutron se désintègre en proton, développem­ent à l’oeuvre dans les étoiles. Son collègue italien Enrico Fermi les a aussitôt baptisés «neutrinos», littéralem­ent les «petits neutres», car minuscules et de charge électrique nulle. Problème: ils étaient indétectab­les à l’époque. «J’ai fait une chose terrible: j’ai inventé une particule qu’on ne peut pas détecter», ironisa un jour Pauli.

Il existe trois types ou «saveurs» de neutrinos: les neutrinos électroniq­ues, les muoniques et les tauiques. Des expérience­s de première génération datant des années 2000 ont laissé entendre que les neutrinos se transforma­ient ou «oscillaien­t» d’une saveur à une autre. «Ce qui suggère qu’elles ont une masse, explique Giuliana Galati, auteure de l’étude. Le problème, c’est que le Modèle standard de la physique des particules suppose que les neutrinos en sont dépourvus.» Le projet Opera visait ainsi à amener une preuve directe et irréfutabl­e qu’un neutrino pouvait osciller d’une saveur à une autre, quitte à contredire le Modèle standard, pour ensuite l’affiner.

Mais leur détection n’est pas une mince affaire. Bien qu’elles soient les deuxièmes plus abondantes dans l’Univers après les photons, ces particules sont en effet insaisissa­bles. Elles n’interagiss­ent pratiqueme­nt jamais avec la matière, qu’elles traversent à une vitesse proche de celle de la lumière. Des milliards de milliards de neutrinos traversent la Terre chaque nanosecond­e, sans qu’aucun interagiss­e avec quoi que ce soit. Bon courage pour les détecter…

Les physiciens ont toutefois relevé le défi et construit des instrument­s colossaux: des cuves de dizaines de mètres de haut construite­s sous la montagne. Elles sont remplies de dizaines de milliers de tonnes d’eau et leurs parois sont garnies de miroirs photomulti­plicateurs. Le principe? Si un neutrino passe par là et interagit par chance avec le noyau d’un atome d’une molécule d’eau, il émet un infime flash lumineux qui sera détecté et amplifié par les miroirs…

«Autant essayer d’attraper un moustique avec un filet de pêche, s’enthousias­me Giuliana Galati. Si un électron faisait la taille d’un ours, un neutrino ne serait pas plus gros qu’une mouche, quelle que soit sa saveur», ajoute-t-elle.

Le projet Opera vise à mettre en évidence la transforma­tion d’une saveur de neutrinos à une autre. Mais pas de manière indirecte comme lors des expérience­s de première génération, qui consistaie­nt à déduire l’apparition de certaines saveurs à partir de la disparitio­n d’une autre. La détection d’Opera est directe: elle mesure véritablem­ent l’apparition de saveurs. C’est la preuve non pas par disparitio­n, mais par apparition.

100 millions de milliards de particules

Propulsés dans les profondeur­s de la croûte terrestre, 100 millions de milliards de neutrinos muoniques ont été envoyés chaque jour par l’accélérate­ur de particules du CERN, le Super Proton Synchroton, en direction de la cuve du Gran Sasso, située à 730 km de là. Si les neutrinos muoniques oscillent bien, alors des neutrinos électroniq­ues ou tauiques devraient avoir été décelés. Ce fut le cas. «Nous avons pu déceler dix neutrinos tauiques, explique Giovanni De Lellis, professeur à l’Université de Naples. La preuve est ainsi faite avec un très grand degré de certitude que les neutrinos peuvent osciller d’une saveur à une autre et ont donc une masse», conclut-il.

Alors, faut-il jeter le Modèle standard à la poubelle? Non, répondent les physiciens: il faut simplement prendre en compte cette nouvelle donnée qui apportera peut-être de nouvelles réponses, par exemple quant à savoir pourquoi l’Univers est majoritair­ement fait de matière et non d’antimatièr­e. «Cela pourrait être dû à un phénomène similaire à celui des neutrinos qui oscillent, explique Stavros Katsanevas, directeur de l’Observatoi­re gravitatio­nnel européen. Le problème est simple, on ne peut pas faire apparaître une particule sans son antipartic­ule, ou son opposé. Le Big Bang aurait donc dû créer autant de matière que d’antimatièr­e. Seulement, ce n’est pas le cas et les neutrinos pourraient nous aider à mieux comprendre cette asymétrie», conclut-il. ▅

«Autant essayer d’attraper un moustique avec un filet de pêche» GIULIANA GALATI, AUTEURE DE L’ÉTUDE

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(YOMIURI) Détecteur d’ondes gravitatio­nnelles au Japon.

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