Le Temps

Dom Juan nettoyé à sec à Genève

Les Genevois Zoé Cadotsch et Julien Basler lessivent en beauté et avec malice le héros moliéresqu­e. Trois comédienne­s et un acteur piquent formidable­ment au Théâtre Pitoëff

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Dom Juan déculotté ou presque. Fini, les grandes manoeuvres du matou de Séville. Au pilori, le seigneur coquin, emporté, lui aussi, par la vague #MeToo. Sacrée revanche. Au Théâtre Pitoëff à Genève, la compagnie des Fondateurs joue les exécutrice­s avec un plaisir immédiatem­ent contagieux.

A l’origine de ce coup de force, il y a la plasticien­ne Zoé Cadotsch et le metteur en scène Julien Basler. Ce duo, qui brille dans le pas de côté, entraîne trois comédienne­s superbes d’agilité et un comédien dans leur machine à laver. Lavage à sec, bien sûr, qui respecte les cinq actes et la matière du texte – quitte à emprunter des raccourcis.

Une moustache égarée

Comment saigner le parangon de la domination masculine? En l’attrapant par la moustache. Tout l’esprit du spectacle est là, dans le prologue. Sur la scène vide encore, Mélanie Foulon, Aurélie Pitrat et Aline Papin répètent leur texte, en tenue de ville. Elles s’affairent aussi, du carton et du papier collant dans les mains: le futur décor qu’elles construiro­nt en direct, fidèles aux habitudes des Fondateurs qui, depuis leur naissance en 2009, créent l’espace à vue.

Au milieu de ce bazar, François Herpeux promène son désarroi, à moitié nu, l’air d’un curiste en mal de cabine, dans son slip blanc: il cherche la moustache du rôle, le postiche qui établira sa virilité de matador, lui conférera l’autorité d’un Jupiter des coeurs. «Quelqu’un a vu ma moustache? Je pense que je vais faire sans», bafouille l’irrésistib­le François Herpeux, échassier ébahi qu’on dirait échappé d’une série Z. Son attribut du sujet, c’est l’une de ses camarades qui va le trouver, dans un sachet sous cellophane, au milieu d’un fatras de seaux et de pinceaux, de branches et de petits bois, matériau qui permettra plus tard de faire apparaître une forêt.

Le bourreau des coeurs cerné

La gloire du héros ne tiendrait donc qu’à cet appendice. Tout le reste est imposture et constructi­on, souffle l’équipe des Fondateurs. La suite, c’est donc Dom Juan alias François Herpeux cerné par trois rouées qui l’habillent – un gilet zazou, un foulard, etc. – tout en enchaînant les répliques. Elles changent de rôle comme de bob, à l’image de la virevoltan­te Mélanie Foulon, paysanne énamourée, puis paysan en pétard, avant de glisser sa silhouette de ballerine sous la cape de Dom Louis, le père marri du héros.

Détricotag­e? Parfois, une interprète interrompt la comédie: «Tu as oublié la liaison.» Le quatuor exhibe ainsi l’envers de la cotte de maille dom juanesque. Le plaisir qu’on prend tient alors aussi au sérieux avec lequel il traite le drame. Car tout n’est pas farceur dans ce nettoyage à sec. Aline Papin, effilée comme une épée, prête sa jeunesse butée à Done Elvire. On la dirait sortie du Jeanne d’Arc de Robert Bresson. Moulée dans son jean, elle revient au crépuscule pour pardonner à l’hidalgo et le supplier de se racheter. Sur sa chaise, Dom Juan encaisse la tirade, tétanisé: dans sa moustache en berne passe un vague à l’âme qu’on n’imaginait pas.

La revanche de Sganarelle

Dans un moment, le séducteur godiche aura rendez-vous avec son destin. Voyez la statue du commandeur, elle s’avance vers lui: c’est un masque en carton fabriqué pendant la représenta­tion. Il s’en approche, escorté d’Aurélie Pitrat, excellente en Sganarelle estomaqué. Quand les flammes de l’enfer menacent l’orgueilleu­x, c’est elle qui interrompt son ultime baroud. D’un coup de carton enfantin, elle assomme son Dom Juan qui tombe comme une pomme blette dans son

Sur sa chaise, Dom Juan encaisse, tétanisé: dans sa moustache en berne passe un vague à l’âme qu’on n’imaginait pas Aurélie Pitrat, excellente en Sganarelle, épie Dom Juan, joué par François Herpeux, formidable en séducteur déconfit.

cageot. Sganarelle au féminin se venge ainsi de son maître. C’est ce qui s’appelle balancer son porc. A la trappe, le saint patron des abuseurs! L’esprit #MeToo à l’oeuvre, en somme.

Dom Juan, Genève, Théâtre Pitoëff, jusqu’au 2 juin, me, je, ve à 20h, sa à 20h; rens. www.pitoeff.ch

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(LAURENT NICOLAS)

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