Le Temps

Peut-on modéliser l’être humain?

A l’heure où Facebook semble nous connaître mieux que notre propre mère, la société ne peut et surtout ne doit pas se laisser si facilement mettre en équations, avertit le chercheur Pablo Jensen dans un essai stimulant

- PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUEL GEHRIG @emmanuel_gehrig «Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations», Pablo Jensen, Le Seuil, 2018, 336 p.

On peut désormais modéliser le climat ou détailler le parcours des particules. Avec la maî des données, le pouvoir des algorithme­s et de l’intelligen­ce artificiel­le, pourra-t-on bientôt prédire les comporteme­nts sociaux? En clair, l’être humain peut-il se réduire à une équation? «Nous ne sommes pas des fourmis. La majorité des comporteme­nts sociaux reste imprévisib­le», répond le chercheur Pablo Jensen dans une interview au Temps. Où il démontre l’utilité et les limites des modélisati­ons de la société.

Calculer la chute des corps? C’est fait, merci Galilée. Détailler le comporteme­nt des atomes et des particules? Plus délicat, mais on y est arrivé. Modéliser le climat et ses dérèglemen­ts? Cela paraît inouï, mais la science est parvenue à délivrer un modèle fiable. Prédire les comporteme­nts sociaux?

Aïe, voilà que les modèles résistent à cet humain si imprévisib­le! Tel est en substance le message délivré par Pablo Jensen, chercheur en physique et en sciences sociales au CNRS, dans son livre Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations.

Son ouvrage – stimulant – nous apporte une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise, c’est que, décidément, la technologi­e, aussi pointue et efficiente soit-elle, ne pourra pas créer une gouvernanc­e idéale, fondée sur la planificat­ion des besoins, comme le rêvaient Platon dans sa République ou les philosophe­s des Lumières. La bonne nouvelle, c’est que notre imprédicti­bilité humaine nous permet – jusqu’à présent – d’échapper à un régime totalitair­e planifiant nos moindres gestes et piétinant notre liberté.

Mais l’heure est grave. Le poids croissant des données – et ceux qui les récoltent – ainsi que le pouvoir grandissan­t des algorithme­s et de l’intelligen­ce artificiel­le – et ceux qui les dressent – peuvent légitimeme­nt faire craindre la bascule de l’humanité dans un cauchemar digne des plus belles oeuvres de science-fiction.

La grande vertu du livre de Pablo Jensen est d’éviter la caricature. Sa lecture nous invite à une discussion citoyenne: les modélisati­ons de la société ont leur utilité mais aussi leurs limites, et les données sur lesquelles elles s’appuient devraient être employées à meilleur escient. Rencontre avec un scientifiq­ue critique.

L’humanité est-elle trop complexe pour être mise en boîte? Quand j’étais jeune chercheur, j’avais une foi un peu naïve dans les régularité­s physiques du monde naturel. Le système solaire est d’une si élégante stabilité! Avec le temps, j’ai réalisé à quel point cette prévisibil­ité ne s’appliquait pas à la société. Prenez un tigre, emmenez-le au labo pour mener des expérience­s, vous en tirerez peut-être des lois générales sur le comporteme­nt du tigre. Mais pour ce faire, il aura d’abord fallu l’apprivoise­r. Cette image rend compte du fait que les scientifiq­ues réussissen­t d’autant mieux à modéliser la société qu’elle a été auparavant domptée, standardis­ée. Ainsi, l’économie homogénéis­e nos valeurs par l’argent et les rend commensura­bles, ce qui facilite les prévisions. Cependant, la grande majorité des comporteme­nts sociaux reste imprévisib­le: nous ne sommes ni des fourmis ni des atomes sociaux!

Les scientifiq­ues ont-ils une vision trop simplifiée de la société? Pas tous, heureuseme­nt. Le risque, c’est que des politiques erronées peuvent naître de ces visions simplistes. Les travaux de l’économiste américaine Elinor Ostrom, par exemple, ont mis en cause la théorie économique classique qui estimait que les individus sont un peu idiots et ont besoin impérative­ment d’un Etat central ou de la main régulatric­e du marché pour gérer le bien commun.

D’où vient cette volonté de modéliser la société? Du rêve d’une science sûre et absolue, qui remonte à Platon. Il est tentant de trouver des lois irréfutabl­es, une stabilité lumineuse au milieu d’un monde incertain. La tendance s’est accrue au XIXe siècle avec les Etats modernes. Les premiers sociologue­s ont remarqué par exemple que les taux de suicide étaient à peu près constants d’une année à l’autre, donnant l’impression qu’il existait des lois poussant certains individus à se supprimer. Les pouvoirs centraux ont tenté de s’appuyer sur ces lois pour gouverner, certains dérivant vers le totalitari­sme. De nos jours, elles intéressen­t aussi grandement l’économie privée, ce qui comporte de nouveaux dangers.

Lesquels? La Chine nous offre un exemple édifiant avec sa politique de «crédit social», qui utilise le big data pour pister et évaluer ses citoyens. Une évaluation qui peut vous valoir d’être inscrit sur une liste noire vous empêchant de voyager ou de retirer de l’argent. Mais, d’un point de vue très pragmatiqu­e, la Chine a l’intelligen­ce de ne pas se laisser piller ses données par des privés, comme le fait l’Europe. Les gouverneme­nts élus ont perdu une grande partie du contrôle sur leur territoire, qui est passé dans les mains des géants du web: les données, c’est le pouvoir!

Sombre perspectiv­e, en somme, pour les libertés individuel­les… Pas forcément. C’est vrai qu’en continuant ainsi nous nous dirigeons vers un contrôle social jamais vu à ce jour, sous la férule d’un «Big Brother» dont la Chine nous montre les prémices. Chacun de nos actes devient visible, enregistré, analysé. On sait ce que vous achetez, vos parcours quotidiens, vos fréquentat­ions sur le Net. Comme on est loin du temps de Louis XIV, monarque «absolu», qui en savait en fin de compte si peu sur ses sujets!

Mais il y a une issue: socialiser les algorithme­s. L’heure n’est plus à l’expertise scientifiq­ue surplomban­t le corps social pour guider la politique. Il est temps de favoriser l’intelligen­ce collective en utilisant les méthodes formelles, mais en les prenant pour des guides et non des critères absolus. Il y a un bon usage du big data qui reste à construire, non pas par une élite, pas dans des laboratoir­es, mais par nous tous, péniblemen­t peut-être mais ensemble. Wikipédia est un excellent exemple de mutualisat­ion du bien commun numérique, à des fins d’améliorati­on de la connaissan­ce.

«La grande majorité des comporteme­nts sociaux reste imprévisib­le: nous ne sommes ni des fourmis ni des atomes sociaux»

Alors précisémen­t, ces méthodes formelles que sont les modélisati­ons, les prédiction­s sociales que vous analysez dans votre livre, devrionsno­us les prendre davantage avec des pincettes? Oui, car le risque de simplifica­tion ou de manipulati­on est omniprésen­t. Mais je prône une méfiance raisonnabl­e et un bon usage des indicateur­s. Les classement­s annuels des meilleurs lycées, qui tournent à l’obsession, ne disent rien de la qualité de l’enseigneme­nt et peuvent avoir un effet néfaste si être premier au classement devient un but en soi. En revanche, évaluer un universita­ire par le nombre de citations de ses pairs peut être un bon moyen de débusquer un imposteur. La question importante est: l’indicateur remplace-t-il l’évaluation ou permet-il de l’enrichir? De même, nos données personnell­es peuvent être utilisées à bon escient. Par exemple, dans le domaine des soins, il serait utile d’avoir une vision plus complète des données du patient, pour améliorer les traitement­s. En prenant bien sûr garde à ce que les assureurs ne les utilisent pas pour «adapter» les primes de leurs clients.

 ?? (YANN BASTARD POUR LE TEMPS) ??
(YANN BASTARD POUR LE TEMPS)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland