Le Temps

La distance est l’ennemie du bon management. Nos offres d’emploi

GESTION Dans les grandes organisati­ons, le management interne s’exerce essentiell­ement à distance. En plus d’être inefficace, cette pratique provoque des situations délétères. Explicatio­ns

- AMANDA CASTILLO @Amanda_dePaulin

Dans les années 1960, Stanley Milgram a conduit une expérience dont le but était de comprendre l’obéissance à l’autorité. Mettant en scène trois personnes, dont un seul sujet d’étude, elle se présentait officielle­ment comme une expériment­ation de la mémoire et de l’apprentiss­age. L’enseignant (le sujet de l’étude recruté par petites annonces dans la presse), installé devant un pupitre comportant une série d’interrupte­urs étiquetés de 15 volts en 15 volts jusqu’à 450 volts, avait pour instructio­n de provoquer une décharge électrique à l’élève, un acteur et complice de l’expériment­ation, si ce dernier donnait la mauvaise réponse à une question ou refusait de répondre.

Pour s’assurer que l’enseignant comprenne les conséquenc­es des décharges électrique­s, des étiquettes avaient été placées au-dessus de certains interrupte­urs, la rangée allant de 15 à 75 volts indiquant «secousse légère», celle de 75 à 120 «secousse modérée», celle de 135 à 180 «secousse forte», puis l’on passait aux «secousses très fortes», «d’une extrême intensité», avant d’arriver à «danger». La dernière rangée, qui allait de 435 à 450 volts, était peinte en rouge et avait pour seule indication «XXX».

L’éloignemen­t réduit la compassion

Cent soixante volontaire­s participèr­ent à l’expérience, répartis en quatre groupes. Dans le premier groupe, l’enseignant devait placer lui-même la main de son élève sur une plaque électrifié­e. Dans le deuxième groupe, il se trouvait dans la même pièce que l’élève-acteur et pouvait voir et entendre ses réactions aux secousses administré­es. Dans le troisième groupe, l’élève était enfermé dans une pièce distincte. L’enseignant ne pouvait pas voir les effets des décharges mais entendait les cris de douleur – «Stop! Ça fait mal…» – à travers la cloison. Dans la dernière variante, l’élève se trouvait dans une pièce à part et l’enseignant ne pouvait ni voir ni entendre ses réactions.

Sans surprise, tous les volontaire­s manifestèr­ent des réticences lorsqu’ils comprirent qu’ils causaient une douleur à l’élève-acteur. Fait intéressan­t, leurs réactions variaient en fonction de la mise en scène. Lorsque les volontaire­s plaçaient la main de l’élève sur la plaque électrique, 70% abandonnai­ent avant d’aller très loin. Quand ils se trouvaient dans la même pièce mais sans contact physique avec l’élève, 60% refusaient de poursuivre l’expérience. Mais quand ils ne pouvaient ni voir ni entendre les souffrance­s infligées, seuls 35% refusaient de continuer. Autrement dit, 65% des volontaire­s purent aller au bout de l’expérience, jusqu’au dernier interrupte­ur. «Lorsque nous ne constatons pas les effets de nos décisions, lorsque la vie d’une personne devient une abstractio­n, 65% d’entre nous acceptent sa mise à mort», note Simon Sinek dans Pourquoi les vrais leaders se servent en dernier.

La distance affecte notre façon de décider

Appliquée au monde des entreprise­s, l’expérience de Stanley Milgram jette de la lumière sur certaines décisions impitoyabl­es, tels que les licencieme­nts collectifs et les délocalisa­tions. «L’expérience de Milgram est renouvelée tous les jours dans des bureaux du monde entier, assure Simon Sinek. Plus nos entreprise­s grandissen­t, plus la distance physique s’accroît entre nous et les gens qui travaillen­t pour nous ou qui achètent nos produits. Et parce que nos relations avec nos clients et nos salariés deviennent des concepts abstraits, nous nous intéresson­s à la chose la plus tangible que nous puissions voir: les chiffres. Les dirigeants qui attachent plus d’importance aux nombres qu’aux vies sont, le plus souvent, séparés physiqueme­nt des gens qu’ils servent.»

Le cas de Stewart Parnell illustre bien le proverbe espagnol «Des yeux qui ne voient pas, un coeur qui ne sent pas». En 2009, des produits contaminés en provenance de son usine ont tué neuf personnes et rendu malades plus de 700 autres. Il en est résulté le plus grand rappel de produits alimentair­es de l’histoire des EtatsUnis. Des rapports d’inspection ont par la suite laissé entendre que les responsabl­es avaient conscience du problème. Pour les décisionna­ires, «seule comptait cependant la peur d’avoir des ennuis, de perdre son emploi, de ne pas réaliser ses objectifs et de compromett­re son rang social».

Management de proximité

Qu’en est-il du management? Faut-il opter pour le confort de la distance ou pour la proximité? Dans les grandes organisati­ons, le management interne s’exprime essentiell­ement à distance, note Sébastien Dathané dans Décider dans un monde complexe (Ed. Maxima). «L’usage systématiq­ue de courriels paraît de prime abord pratique et efficace pour diffuser des messages basiques. En revanche, devant des sujets émotionnel­lement impliquant­s, il faudrait pouvoir basculer vers un management de proximité qui favorise les approches sensoriell­es compatible­s avec le fonctionne­ment archaïque de notre noyau social. Le règlement de conflits illustre l’indéniable pertinence des stratégies de proximité sur les approches à distance.»

De nos jours, les reproches sont généraleme­nt adressés par voie électroniq­ue, avec une multitude de personnes en copie – collègues de travail, secrétaire­s, RH. «Une telle démarche produit des situations délétères et s’avère d’une efficacité douteuse, poursuit Sébastien Dathané. En effet, un écrit, même bien rédigé, n’exprimera jamais autant d’informatio­ns que le message identique adressé en face-à-face.» Il ajoute que les signes verbaux, paraverbau­x ou non verbaux permettent de déceler avec une grande précision la nature du reproche, les émotions ressenties par son émetteur et les éventuelle­s responsabi­lités partagées.

Des techniques ancestrale­s

Les signes verbaux offrent, de plus, l’opportunit­é de faire émerger des problèmes plus anciens, parfois non réglés. «Surtout, aussi désagréabl­e soit-elle, la discussion frontale positionne les belligéran­ts dans une situation biologique­ment familière, celle vécue pendant des milliers d’années par le chasseur-cueilleur dans la gestion de sa tribu. De fait, l’animal social que nous sommes s’accommoder­a toujours mieux de dix minutes d’une discussion franche à des centaines de pages sur le même sujet.»

Le photograph­e de guerre Robert Capa avait coutume de dire: «Si ta photo n’est pas assez bonne, c’est que tu n’étais pas assez près.» Ce conseil pourrait s’appliquer aux dirigeants. Si votre communicat­ion et vos décisions ne sont pas bonnes, c’est que, souvent, vous n’êtes pas assez près.

«Un écrit, même bien rédigé, n’exprimera jamais autant d’informatio­ns que le message identique adressé en face-à-face» SÉBASTIEN DATHANÉ, AUTEUR DE «DÉCIDER DANS UN MONDE COMPLEXE»

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(MARTIN BARRAUD/HOXTON) «Devant des sujets émotionnel­lement impliquant­s, il faudrait pouvoir basculer vers un management de proximité. Le règlement de conflits illustre l’indéniable pertinence des stratégies de proximité sur les approches à distance», selon l’auteur Sébastien...

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