Le Temps

«Le théâtre doit changer le réel»

SCÈNES Le metteur en scène suisse Milo Rau et ses prodigieux acteurs estomaquen­t au Théâtre de Vidy, sur le fil assassin d’un fait divers. «La reprise» parle aux tripes et mobilise l’intelligen­ce. Paroles d’un artiste qui invite à penser l’abjection sans

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

A la fin de La reprise: Histoire(s) du théâtre (I), le public hésite un instant à applaudir. Dans la grande salle du Théâtre de Vidy, chacun sort la tête de l’eau comme il peut, bouleversé, éreinté, éclairé. On a assisté à la reconstitu­tion d’un crime aberrant et infâme, l’assassinat à Liège, au printemps 2012, du jeune Ihsane Jarfi. Est-ce parce qu’il était gay? D’origine arabe? Parce que son corps leur était étranger? Trois gars ordinaires imbibés de bière le rouent de coups jusqu’à lui arracher l’âme. L’histoire en ellemême suffit à glacer.

Mais ce qui fait l’admiration de l’assistance, ce qui fait qu’on finit par ovationner debout ce voyage en enfer, c’est l’usage que le Suisse Milo Rau fait du théâtre. Il en réactive la nécessité archaïque, en sociologue, sa formation initiale, et en héritier de Sophocle: comme au temps d’Ajax la fureur, il oblige à se confronter au pire de notre humanité, non pour satisfaire nos pulsions voyeuriste­s, mais pour souffler que l’abjection fait partie de nous, qu’il convient de la penser si on entend conjurer, peut-être, sa fatalité.

Le voilà justement, Milo Rau, barbe blonde assortie au regard. Il a 40 ans et toujours cet air d’oiseleur romantique. D’ailleurs, c’est comme ça qu’il surgit dans le foyer de Vidy. Il poursuit un moineau qui vient d’entrer par mégarde. Il l’attrape et lui rend son ciel. On ne se douterait pas alors qu’il a tant baroudé, au Congo, en Syrie, là où notre dignité craque. Le tout nouveau directeur du Théâtre de Gand – NTGent – ne croit qu’à la vérité du terrain, qu’à l’apocalypse du soir.

Après «Five Easy Pieces», qui projetait sur scène l’affaire Dutroux, rejouée par des enfants, c’est le meurtre d’Ihsane Jarfi que vous reconstitu­ez. Pourquoi cette autre histoire belge? J’avais envie de travailler avec certains acteurs, Sébastien Foucault notamment avec qui j’ai sillonné la Palestine et Israël, pour une autre pièce. Il se trouve qu’il a suivi les quatre semaines du procès des assassins d’Ihsane Jarfi. J’avais aussi sollicité un avocat belge, le président de ce tribunal fictif que j’ai monté à Bukavu, en République démocratiq­ue du Congo. Je lui ai demandé de me citer trois faits divers aux motivation­s absurdes. Dans les trois, il y avait cette histoire.

Comment prépare-t-on une telle pièce? J’ai rencontré les protagonis­tes, l’un des trois assassins en prison, les parents d’Ihsane, son ex-compagnon. Ces rencontres ont constitué une première base. J’ai ensuite compilé tous les documents à dispositio­n, les minutes du procès, les articles de presse, les notes prises par Sébastien. Après, c’est une affaire d’échanges avec les acteurs. Dans la distributi­on figurent trois interprète­s amateurs de Liège, choisis après auditions. Je me suis intéressé à leur vie, le métier qu’ils ont exercé, le chômage que l’un a subi, leur sentiment d’appartenan­ce à un milieu, ce qu’ils pouvaient avoir de commun avec Ihsane, etc. Leurs récits ont aussi nourri le scénario.

Qu’avez-vous fait le premier jour des répétition­s? J’ai questionné mes acteurs sur tout ce qui fait la matière de leurs vies, comme pour une audition. Je suis un obsédé des castings. Dans chaque ville où je travaille, j’en fais passer pour des spectacles qui ne sont encore que de vagues projets. Mes pièces partent toujours du récit des comédiens.

Qu’est-ce qu’un bon acteur? Celui qui est capable de devenir un auteur et un artiste. Je ne suis pas féru des comédiens qui intellectu­alisent. J’aime ceux qui sont dans l’action, qui sont capables quand je ne suis pas là, en tournée, de prendre des initiative­s. Ces interprète­s, je les appelle des «situationn­istes». Il ne faut pas qu’un comédien attende de moi que je lui dise ce qu’il doit faire. Ce type de relation ne m’intéresse pas.

Quel est l’enjeu de «La reprise: Histoire(s) du théâtre (I)»? Le vrai sujet de la pièce, c’est comment jouer une telle histoire. Quand je fais un spectacle, c’est avec l’ambition de projeter le public dans une réalité à laquelle il doit croire, tout en lui montrant comment on fabrique l’illusion, à partir de quels outillages, de quels dispositif­s. Je cherche à éprouver la force du théâtre.

Comment définiriez-vous votre métier?

J’ai toujours mélangé le théâtre et le cinéma afin de lever le voile sur une tragédie, une folie, une abjection, la mort de ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui s’embarquent sur des rafiots dans Empire par exemple (au Théâtre de Vidy en 2016). Mon projet n’est pas de critiquer stérilemen­t les politiques ou les institutio­ns. Quand j’estime que la justice n’a pas fait son travail dans le cas de la guerre au Congo, je monte à Bukavu un Tribunal sur le Congo, où comparaiss­ent des victimes, des bourreaux, où plaident des avocats. Cela n’a pas force de droit, mais le poids symbolique est énorme. J’ai filmé l’entreprise, cela a donné Le Tribunal sur le Congo qui a failli avoir ce printemps le Prix du cinéma suisse.

Vous prenez la direction du Théâtre de Gand et publiez à cette occasion un manifeste dans lequel vous affirmez que le théâtre ne représente pas le réel, mais doit le changer. Que voulez-vous dire par là? La rengaine est que les problèmes sont complexes, qu’on ne peut pas transforme­r la donne. Ce n’est pas vrai. L’essentiel, c’est d’agir et de refuser le fatalisme. Les spécialist­es disaient qu’un Tribunal sur le Congo était impossible. On l’a constitué pourtant. Un pan de mon travail relève de l’utopie réalisée.

Vous avez été l’étudiant à Paris de Pierre Bourdieu. Que vous a-t-il appris? Il a répondu par son approche à une conviction que j’avais: la sociologie ne consiste pas à brasser les théories, mais à rencontrer les gens. Il était mal vu pour cela par ses pairs. Il m’a appris que chaque individu peut raconter la société. Je pourrais aussi vous citer Jean Ziegler, parce qu’il a mis sa vie au service de ce qui lui semblait juste. Qu’il ait réussi ou non n’a pas tant d’importance. J’admire ceux qui s’exposent.

Trois auteurs qui vous accompagne­nt? Le reporter et poète américain Denis Johson, qui a su saisir le réel dans ce qu’il a de dangereux et de moins visible. La rappeuse britanniqu­e Kate Tempest. Et puis le Nobel de littératur­e Claude Simon. Sa Route des Flandres m’a impression­né.

A 15 ans, comment voyiez-vous votre

vie? Je voulais être une sorte de philosophe, une sorte de journalist­e et une sorte d’artiste. Je voulais sortir de chez moi, réfléchir aux grandes questions de notre condition, raconter des histoires. J’ai trouvé un bon job pour cela, non?

METTEUR EN SCÈNE «Je ne suis pas féru des comédiens qui intellectu­alisent. J’aime ceux qui sont dans l’action»

 ?? (MICHIEL DEVIJVER) ?? Sébastien Foucault et Tom Adjibi, au sol, dans la peau de la victime, Ishane Jarfi. Comme leurs camarades, ces deux acteurs alternent fiction et apartés sur leur propre histoire. Cet art du double jeu épate.
(MICHIEL DEVIJVER) Sébastien Foucault et Tom Adjibi, au sol, dans la peau de la victime, Ishane Jarfi. Comme leurs camarades, ces deux acteurs alternent fiction et apartés sur leur propre histoire. Cet art du double jeu épate.
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MILO RAU

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