Le Temps

Le poids du crime, le choc de l’intelligen­ce

- ADF La reprise: Histoire(s) du théâtre (I), Théâtre de Vidy, Lausanne, jusqu’au sa 2 juin. www.vidy.ch

Un coup, et un autre, et un autre encore. Dans le visage d’Ihsane Jafri, dans sa belle gueule de nuit. Sur son siège, on encaisse, on ferme les yeux, on hurle intérieure­ment. On a beau savoir que c’est du théâtre et que les acteurs qui jouent sont prodigieux; on a beau se raccrocher au dispositif, à la voiture des trois paumés qui ont embarqué Ihsane et qui avance à présent sur le plateau, à ses phares jaunes qui balaient en lame la scène, on est bouleversé.

La prouesse, c’est qu’on l’est tout au long de cette mortelle randonnée. Parce que Milo Rau fait le pari de la double détente: celle du spectateur captif d’une tragédie racontée en cinq actes par les profession­nels Johan Leysen, Sara De Bosschere, Sébastien Foucault et les amateurs Suzy Cocco, Fabian Leenders et Tom Adjibi; celle de l’observateu­r qui, dans son fauteuil, admire la prouesse des illusionni­stes, la caméra qui filme en direct, les effets de cadrage scénique, etc.

Alchimie ancienne

Dans chacun de ses spectacles, Milo Rau souffle qu’un grand récit est une affaire de trucage – ce qui n’invalide pas sa vérité. La scène est pour lui ce lieu où on jubile de déchiffrer. La politique commence là. S’il fallait résumer, on dirait de cet artiste qu’il est l’héritier de Bertolt Brecht, cet expert en démontage, et de Pierre Bourdieu, ce sociologue qui croyait à la force d’une parole, fût-elle déclassée, enfouie, perdue a priori.

Car sous les projecteur­s de Milo Rau, Suzy, Fabian, Tom témoignent d’un monde. On touche avec eux, grâce à eux, à notre abjection, à la banalité du mal. Et on est appelé à penser les systèmes qui la favorisent en chacun. En préambule, le magnifique Johan Leysen se demande comment et pourquoi on entre dans un rôle, quelle est cette alchimie ancienne qui commande à certains de représente­r la communauté. Milo Rau et sa troupe envisagent le théâtre, cette routine archaïque, comme un espace où rien ne va de soi. Ce parti pris esthétique vaut comme recommanda­tion éthique: l’espoir est qu’on soit moins routinier sur la scène de nos vies. La reprise invite chacun à se reprendre.

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