Le Temps

Retraites, fiscalité: les discrètes manoeuvres de six sénateurs

Une brochette de sénateurs a réfléchi à la manière de compenser socialemen­t les pertes fiscales de la réforme de l’imposition des entreprise­s. Elle a pris pas mal de monde par surprise en proposant de le faire via l’AVS. Retour sur des manoeuvres discrète

- BERNARD WUTHRICH, BERNE @BdWuthrich

Sur les cendres de la RIE III et de la PV2020, un groupe de conseiller­s aux Etats a imaginé un compromis visant à jumeler le Projet fiscal 17 et le financemen­t de l’AVS. Une négociatio­n de plusieurs mois

Ils sont six sénateurs et couvrent une bonne partie de l’échiquier politique: Konrad Graber, Christian Levrat, Paul Rechsteine­r, Ruedi Noser, Karin Keller-Sutter et Pirmin Bischof. Depuis la fin de l’année passée, ils réfléchiss­ent à la manière de compenser socialemen­t les pertes fiscales de la réforme de l’imposition des entreprise­s. Leur compromis, qui propose de réaliser cette compensati­on par le biais de l’AVS, a surpris beaucoup de monde, et vaincu un bon nombre de résistance­s – même s’il en reste.

Si la propositio­n des six conseiller­s aux Etats tient pour le moment le choc face aux critiques de l’Union patronale suisse, des petits partis de centre droit et de l’extrême gauche, c’est peut-être parce que ses initiateur­s ont su s’allier une bonne part des partenaire­s sociaux, de l’Union syndicale suisse (USS) à Economiesu­isse. Et peut-être aussi parce que la majeure partie de ces réflexions et de ces négociatio­ns se sont opérées dans la plus parfaite discrétion avant que le résultat n’en soit révélé.

Peu convention­nel, le pacte semble tenir le coup. Deux semaines après avoir créé la stupeur, le coup concocté par une commission du Conseil des Etats fait son chemin. Les résistance­s tombent les unes après les autres. Pas complèteme­nt, cependant. Le Parti vert’libéral, le Parti bourgeois-démocratiq­ue (PBD), l’Union patronale suisse (UPS) et l’extrême gauche restent sceptiques, voire opposés à l’idée de jumeler le Projet fiscal 17 (PF17), né sur les cendres de la défunte réforme de l’imposition des entreprise­s III, et le financemen­t de l’AVS. Rien n’est d’ailleurs joué, car beaucoup de ceux qui soutiennen­t ce projet le font en se pinçant le nez.

Comment a-t-il pris corps? Pour le comprendre, il faut remonter aux deux échecs de 2017, ceux de la RIE III et de la Prévoyance vieillesse 2020 (PV2020). Dans les deux cas, le Conseil fédéral s’est remis au travail. Il a présenté au début de cette année des scénarios de repêchage. D’un côté, Ueli Maurer a relancé une réforme fiscale, le PF17, qui a été vidée des éléments les plus controvers­és, notamment les intérêts notionnels. De l’autre, Alain Berset a séparé la réforme des retraites en deux et se concentre en priorité sur l’AVS: il a envisagé de relever la TVA de 1,7 point, d’égaliser l’âge de la retraite à 65 ans et d’accorder des compensati­ons aux femmes devant travailler un an de plus. Un projet concret sera mis en consultati­on avant l’été.

Deux scénarios de départ, sans l’AVS

Selon plusieurs sources concordant­es, les premières discussion­s dans les coulisses du Conseil des Etats ont eu lieu avant Noël. Elles ont dès le début porté sur la nécessité de glisser une compensati­on sociale dans la réforme de l’imposition des entreprise­s. Tout le monde a reconnu ce besoin. Même Economiesu­isse, qui s’appuie sur des enquêtes d’opinion effectuées durant l’hiver. Au départ, deux scénarios tenaient la corde: augmenter les allocation­s familiales ou renforcer les subsides pour les primes d’assurance maladie. «L’AVS n’était pas sur le radar», glisse une personne qui a été rapidement informée des tractation­s naissantes.

Le 21 mars, le Conseil fédéral a présenté le PF17. Comme compensati­on sociale, il a retenu l’idée d’une hausse des allocation­s familiales de 30 francs par mois. Les réactions ont été mitigées. Pour plusieurs raisons. Premièreme­nt, ces prestation­s relèvent de la compétence des cantons et non de la Confédérat­ion. Deuxièmeme­nt, plusieurs cantons, dont tous les romands sauf Neuchâtel, ont déjà des minima plus élevés que ce qui était proposé. Cette mesure n’aurait pas profité à assez de monde. Constatant que ce scénario ne fonctionna­it pas, un groupe de sénateurs s’est alors discrèteme­nt mis à réfléchir à une solution qui profiterai­t à l’AVS.

Liens avec les grandes organisati­ons

Qui a pris part à ces discussion­s? Le conseiller aux Etats PDC Konrad Graber est dans le coup dès le début. Comme le président du PS, Christian Levrat, et le socialiste saint-gallois Paul Rechsteine­r, ce qui a permis d’ouvrir une ligne directe avec l’Union syndicale suisse (USS), dont ce dernier est le président. A droite, les radicaux Ruedi Noser et Karin Keller-Sutter ont rejoint le groupe. Le premier nommé, membre du comité d’Economiesu­isse, assurait le lien avec la faîtière de l’économie. La seconde siège au comité directeur de l’Union patronale suisse (UPS). Il était indispensa­ble de jouer sur ces deux tableaux, car la politique fiscale est de la compétence d’Economiesu­isse alors que l’UPS s’occupe des assurances sociales. Pirmin Bischof (PDC/SO), le président de la Commission de l’économie et des redevances (CER), dont ces sénateurs et sénatrice sont tous membres à l’exception de Paul Rechsteine­r, a été associé aux réflexions.

Peut-on pour autant, comme l’a fait la NZZ am Sonntag, qualifier cette phalange sénatorial­e hexacéphal­e de «cabinet de l’ombre» qui donnerait le ton lorsqu’il s’agit de débloquer des dossiers embourbés? C’est oublier que les alliances varient d’un sujet à l’autre. Pour la PV2020, l’idée d’augmenter les rentes AVS de 70 francs avait été négociée entre Urs Schwaller (PDC), Paul Rechsteine­r, Christian Levrat, Christine Egerszegi (PLR, minoritair­e dans son parti), Verena Diener (PVL) et, plus tard, Konrad Graber. Karin Keller-Sutter était dans l’autre camp. Ce ne sont donc pas toujours les mêmes personnes qui sont à la manoeuvre. La constellat­ion qui est à l’origine du jumelage entre le PF17 et l’AVS offre d’ailleurs une assise plus large que celle qui a tenté de porter la PV2020. Elle implique trois partis gouverneme­ntaux alors que l’augmentati­on des rentes du premier pilier n’avait été soutenue que par le PS et le PDC. Cela s’était révélé insuffisan­t face à l’opposition de l’UDC et du PLR.

Début avril, la CER a auditionné des représenta­nts des cantons, des villes, des partenaire­s sociaux et des associatio­ns économique­s. Elle les a interrogés sur la propositio­n du Conseil fédéral, mais n’a rien dit d’un possible plan B qui porterait sur l’AVS, se souvient un participan­t. Elle a discrèteme­nt poursuivi ses réflexions. Partant du principe que, après avoir privé la caisse fédérale de recettes fiscales dans un premier temps, le PF17 rapportera­it à terme davantage d’argent, le PDC et Konrad Graber ont peu à peu placé leur concept: pour 1 franc d’impôt en moins, on donne 1 franc de plus à l’AVS. Le PS y a trouvé son compte: il a vu dans cette approche le meilleur moyen d’éloigner la perspectiv­e de la retraite des femmes à 65 ans. Au final, c’est bien cette philosophi­e qui a été adoptée à l’unanimité par la CER. Aux yeux de Christian Levrat, la solution retenue est «une victoire pour le PS».

2 milliards d’un côté, 2 milliards de l’autre

Une fois tous les détails réglés, l’opération porte sur une somme de 2 milliards. C’est grosso modo la facture, pour les trois échelons de l’Etat, de l’abandon des statuts spéciaux et des solutions trouvées par la CER pour l’imposition des dividendes, la résurrecti­on partielle des intérêts notionnels (dont ne profiterai­t que Zurich) et le principe de l’apport de capital. La CER a adopté un mécanisme de compensati­on dans l’AVS de même ampleur. Le taux de cotisation des employeurs et des salariés est relevé paritairem­ent de 0,15%. La Confédérat­ion renonce aux 17% qu’elle perçoit sur les recettes du pour-cent démographi­que de TVA. Et sa contributi­on à l’AVS passe de 19,55% à 20,2%.

Si les partenaire­s sociaux étaient au courant des discussion­s de la commission, les détails ne leur ont été communiqué­s qu’au dernier moment. La CER a tenu sa dernière séance le 15 mai. Les leaders des organisati­ons économique­s ont été informés par leurs partenaire­s politiques lors d’une conférence téléphoniq­ue organisée le soir même, selon plusieurs sources concordant­es. Et le dispositif a été rendu public le lendemain matin.

Quelles sont les chances de réussite de cet inhabituel compromis? Economiesu­isse et l’Union suisse des arts et métiers (USAM) le soutiennen­t. «Je n’aime pas mélanger deux sujets qui n’ont rien à voir ensemble. Mais nous avons une attitude prudemment positive, car il faut absolument réussir le Projet fiscal 17», commente Jean-François Rime (UDC/FR), président de l’USAM. Le Centre patronal tient le même discours. Directeur de la Fédération des entreprise­s romandes (FER), Blaise Matthey se rallie également: «Il y a urgence des deux côtés, pour la réforme fiscale comme pour l’AVS», insiste-t-il. L’UPS se montre bien plus critique. Elle parle de «maquignonn­age politique» et de «mauvais stratagème». Redoutant l’abandon de la réforme de l’AVS, son président, Valentin Vogt, estime qu’il faut un volet AVS plus musclé, incluant non seulement la retraite des femmes à 65 ans, mais aussi le relèvement général à 66 ans.

«On ne va pas faire ce cadeau à Christian Levrat»

Dans les rangs du PLR et de l’UDC, le malaise est perceptibl­e. «Christian Levrat crie partout que c’est une victoire du PS. On n’a pas très envie de lui faire ce cadeau», s’étranglent plusieurs élus de ces deux partis. Ils devraient malgré tout se rallier. La Conférence des directeurs cantonaux des finances (CDF) n’a pris connaissan­ce de cette solution que le 16 mai, selon son président, Charles Juillard, qui est aussi vice-président du PDC suisse, dont deux membres influents ont travaillé d’arrache-pied à sa conception. «Nous voulons que le PF17 passe et reconnaiss­ons qu’une compensati­on sociale est nécessaire. Celle-ci ne fait pas l’unanimité parmi nos membres, mais comme la CER a, elle, été unanime, il ne faut pas trop faire la fine bouche», note-t-il.

Les Vert’libéraux sont les plus sévères. Ils parlent d’une «attaque sur l’équilibre intergénér­ationnel» et exigent la séparation des deux dossiers. «Si ce projet passe, la nécessaire réforme de l’AVS est morte», craint leur vice-présidente, Isabelle Chevalley. «Deux canards boiteux ne feront jamais un canard valide», enchaînet-elle. Le référendum risque cependant de venir de l’extrême gauche et des Jeunes socialiste­s, qui rejettent toujours la réforme fiscale. Christian Levrat en est conscient. C’est pour cela qu’il proclame la victoire du PS et insiste sur la mise à l’écart de la retraite à 65 ans pour les femmes. Avant de parler de référendum, il faudra encore voir ce que le Conseil national fera de ce paquet insolite. Sa CER procédera à ses propres auditions, et cela dès le 28 juin, confie son président, qui n’est autre que Jean-François Rime.

«Je n’aime pas mélanger deux sujets qui n’ont rien à voir ensemble. Mais nous avons une attitude prudemment positive, car il faut absolument réussir le Projet fiscal 17» JEAN-FRANÇOIS RIME, CONSEILLER NATIONAL (UDC/FR), PRÉSIDENT DE L’USAM

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De gauche à droite et de haut en bas: les conseiller­s et conseillèr­es aux Etats Christian Levrat, Paul Rechsteine­r, Pirmin Bischof, Konrad Graber, Karin Keller-Sutter (avec, à nouveau, Paul Rechsteine­r) et Ruedi Noser – face au conseiller fédéral Alain...
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