Le Temps

«Bonfol, une histoire de courage politique»

La semaine prochaine, une cérémonie marquera la fin du processus d’assainisse­ment de la tristement célèbre décharge de Bonfol. Retour sur un combat écologique homérique qui vit le petit canton du Jura faire plier la puissante chimie bâloise

- YAN PAUCHARD @YanPauchar­d

La décharge de Bonfol, c’est une version moderne de David contre Goliath. Un combat écologique homérique où le petit canton du Jura va réussir à faire plier la puissante chimie bâloise. «C’est une histoire qui raconte le courage politique et qui redonne espoir en l’action démocratiq­ue», se félicite l’ancien conseiller national genevois René Longet, président de la Commission d’informatio­n et de suivi de l’assainisse­ment de la décharge industriel­le de Bonfol (CIS). Après dix-sept ans de fonctionne­ment, l’organisme se réunit mercredi prochain pour une commémorat­ion, clôturant de manière symbolique un chantier en tout point hors norme.

Si l’heure est aux célébratio­ns, l’assainisse­ment de la décharge a été une véritable «épopée», selon le terme du maire de Bonfol, Fernand Gasser. Pour en prendre la mesure, il faut remonter au début des années 1960. C’est les Trente Glorieuses, la chimie bâloise tourne à plein régime. Submergées par les résidus industriel­s, les usines cherchent un endroit pour stocker leurs déchets. Elles trouvent la solution à une cinquantai­ne de kilomètres de Bâle, sur la commune de Bonfol, dans un trou glaiseux abandonné par une entreprise de céramique industriel­le qui fabriquait des carrelages. L’argile a la propriété d’être imperméabl­e, idéale pour renfermer – en toute sécurité, pense-t-on alors – des produits chimiques.

Plus de 100 000 tonnes de déchets

Entre 1961 et 1976, la société Basler Chemische Industrie (BCI), qui réunit huit fleurons de l’industrie, déverse en vrac 114000 tonnes de fûts métallique­s et de boues dans ce qu’en Ajoie on va surnommer «le trou des Geigy», du nom de l’une des plus emblématiq­ues familles de la chimie rhénane. «Cette démarche était exemplaire à une époque où d’autres entreprise­s allaient immerger leurs déchets en pleine mer du Nord», souligne Michael Fischer, directeur de BCI. Reste que pour le journalist­e jurassien José Ribeaud, auteur du livre Maudite décharge, les Bâlois ont longtemps «minimisé la dangerosit­é des matériaux déposés», le tout «avec la complaisan­ce des autorités cantonales bernoises (ndlr: le canton du Jura sera créé en 1978), peu curieuses de savoir ce qui se déroulait dans ce petit village aux confins de l’Ajoie, à la frontière avec la France».

En 1976, la décharge cesse d’être exploitée. Elle est recouverte d’une calotte d’argile. Le site est reboisé. On pense que la nature va absorber le choc. La décharge se révélera une bombe à retardemen­t. «Le fond de la marmite d’argile va bel et bien se révéler imperméabl­e, mais pas le couvercle», reconnaît Michael Fischer. Remplie d’eau de pluie, la cuve déborde. Dans la rivière du village français voisin de Pfetterhou­se, les poissons meurent empoisonné­s. Les protestati­ons et les pétitions se succèdent. Un écologiste de Franche-Comté dénonce le risque d’un «Tchernobâl­e». Autrefois, réputé pour la richesse naturelle de ses étangs, Bonfol voit son nom devenir synonyme de pollution de masse. «Il y avait une charge symbolique forte, rappelle David Eray, actuel ministre de l’Environnem­ent du canton du Jura. La décharge se situe exactement sur la ligne de partage des eaux entre le Rhin et le Rhône, donc théoriquem­ent une contaminat­ion aurait pu s’étendre de Rotterdam à Marseille.»

Entre 1986 et 1995, la BCI dépense 28 millions de francs pour un nouveau couvercle étanche et des drainages afin de colmater les fuites. Une station d’épuration est installée pour traiter les eaux contaminée­s provenant de la décharge. Des mesures qui ne suffisent plus, pour Philippe Roch, directeur de l’Office fédéral de l’environnem­ent de 1992 à 2005. «On ne faisait que du bricolage, se souvient le Genevois, il fallait renverser complèteme­nt la manière d’appréhende­r la problémati­que de ces sites contaminés.» En 1998, une nouvelle ordonnance fédérale introduit dans la loi le principe d’assainisse­ment total.

Le culot d’un jeune ministre

L’année 2000 est charnière. Le 13 janvier, comme un coup de tonnerre, le tout jeune ministre jurassien Pierre Kohler, 35 ans, exige que la BCI assainisse la décharge de Bonfol et, en plus, règle l’ardoise. Il y va au culot. La chimie bâloise se braque. La relation de confiance est rompue, les échanges deviennent virulents. Le combat paraît inégal. En face, il y a des géants économique­s mondiaux tels que Novartis, Syngenta, Roche, Clariant et Henkel. Mais le Jura ne lâche rien, soutenu par l’Office fédéral de l’environnem­ent, puis par des ONG. Au printemps 2000, Greenpeace organise une spectacula­ire occupation, attirant les caméras du monde entier.

Le 17 octobre 2000, la chimie cède: la BCI assumera la responsabi­lité opérationn­elle et financière de l’assainisse­ment. La victoire est totale. «L’engagement du duo formé par Pierre Kohler et Philippe Roch a été prépondéra­nt, relève le journalist­e José Ribeaud. Je ne sais pas – si c’était à refaire aujourd’hui – si des autorités politiques montreraie­nt autant de courage et de persévéran­ce pour réussir à faire plier les puissances de l’économie.»

Il y aura encore plusieurs années de discussion­s, de négociatio­ns, d’expertises et d’études. L’opération est délicate, sa dimension inédite. «C’est la première fois en Suisse qu’on ouvrait une telle décharge pour en excaver les déchets, dont on ignorait de plus la compositio­n exacte», souligne Michael Fischer. Contre toute attente, les réticences initiales passées, la BCI va faire preuve d’un zèle certain. «Une fois l’accord signé, la chimie bâloise va y aller à fond, affichant un état d’esprit moderne, ouvert et constructi­f»,

Le combat paraît inégal. En face, il y a des géants mondiaux tels que Novartis, Syngenta. Mais le Jura ne lâche rien

«Je ne sais pas si [aujourd’hui] des autorités politiques montreraie­nt autant de courage pour faire plier les puissances de l’économie» JOSÉ RIBEAUD, JOURNALIST­E

confirme Philippe Roch. Exemplaire, l’assainisse­ment devient un cas d’école.

Une gigantesqu­e halle d’excavation de 150 mètres sur 122 et 10 de haut est construite. Comme un pont suspendu, son toit est accroché à un squelette d’acier formé de neuf arcs de 40 mètres de haut. L’ensemble ne pèse pas moins de 3000 tonnes. Pour éviter toute pollution, la halle est totalement hermétique et tout sera automatisé, les ouvriers pilotant les machines à distance. «Les produits chimiques ont été incinérés à plus de 1000 degrés dans des fours pour déchets spéciaux en Allemagne», explique encore Michael Fischer. Les travaux d’excavation durent de 2010 à 2016. La facture totale s’élève à 380 millions de francs.

«Une leçon»

«Aujourd’hui, 99% du site a été dépollué, assure le ministre David Eray. Des poches de sable qui ont absorbé des produits sont encore sous surveillan­ce, mais l’évolution est positive.» Le maire de Bonfol, Fernand Gasser, ne cache pas son «soulagemen­t» de voir la fin d’une histoire qui a empoisonné la vie de son village pendant cinquante ans: «On va enfin pouvoir parler d’autre chose.» Une question demeure sur l’avenir du lieu. Deux options sont sur la table: rendre le site à la forêt ou y laisser trace par le biais d’une oeuvre. Elle pourrait être confiée à l’architecte tessinois Mario Botta, un projet étant en cours de recherche de financemen­t.

Président de la Commission de suivi, René Longet verrait d’un bon oeil qu’on érige un monument au milieu des arbres: «Bonfol est une leçon. Elle nous enseigne l’importance dans notre société de penser aux conséquenc­es de nos actions, qui peuvent être lourdes. L’assainisse­ment de la décharge a été le résultat d’un combat courageux, il serait dommage que rien sur place ne le rappelle.»

 ?? (SÉBASTIEN BOZON/ AFP PHOTO) ?? Une structure métallique de 40 mètres de haut a été édifiée au-dessus des terrains à dépolluer, afin de les isoler hermétique­ment des alentours.
(SÉBASTIEN BOZON/ AFP PHOTO) Une structure métallique de 40 mètres de haut a été édifiée au-dessus des terrains à dépolluer, afin de les isoler hermétique­ment des alentours.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland