Le Temps

«Je suis de tous les réseaux asociaux»

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF, PARIS @alexandred­mdff Un été avec Homère, Sylvain Tesson, Equateurs, France Inter, 250 p.

L’écrivain baroudeur signe «Un été avec Homère», livre pénétrant et fugueur, invitation à poursuivre Ulysse. Profession de foi d’une tête brûlée, ermite selon l’humeur, qui rêve que chaque instant soit une fête des sens, sur les chemins noirs de préférence

Saisir au collet Sylvain Tesson. C’est ainsi qu’il faut le capturer, l’attraper par le col avant qu’il ne s’envole. L’écrivain alpiniste sort à l’instant de la Maison de la radio à Paris. Il était l’invité de Nagui, dans La bande originale, sur France Inter. Il y a parlé de ses équipées hellénique­s dans le sillage d’Ulysse, d’Achille, d’Hector et de Priam, à qui il a consacré une série d’émissions sur cette même station. C’est aujourd’hui un livre allègremen­t érudit et fugueur, Un été avec Homère, salutation aux îles où les dieux barbotent, où le guerrier au repos devient philosophe, où l’ermite se rêve en Poséidon dans l’écume de l’aube.

«J’y retourne, je m’apprête à faire la croisière d’Ulysse, lance Sylvain Tesson, épaules martiales dans un perfecto de motard. Mais je vais vous raconter cela au café des Ondes.» Vous le regardez: il y a du Jack London chez lui, le trait coupant du marin sur la baleinière, la barbe poil de lion, l’oeil bleu de Martin Eden et cette gueule cassée qui est sa tranchée à lui, une chute dont il aurait pu ne pas se relever. C’était en août 2014, il fêtait la publicatio­n de son épique Berezina, funambule sur la corniche d’un chalet. Il y a quelques semaines, l’auteur de Sur les chemins noirs était au Tibet, à la poursuite de la panthère des neiges, qu’il a vue, mais oui. Un nouveau livre en préparatio­n pour janvier.

Etiez-vous familier d’Homère, de «L’Iliade» et de «L’Odyssée»? Pour moi, c’était des textes à longues barbes. La propositio­n de France Inter d’écrire d’abord puis de réaliser Un été avec Homère a complèteme­nt transformé mon rapport avec cette oeuvre. Homère est un géographe. Ce qui passe à travers son texte, c’est le feu du ciel, les ombres sur la mer, le vent dans les arbres… C’est cette matière-là que j’ai rencontrée pendant les semaines que j’ai passées seul sur la petite île de Tinos, dans les Cyclades. Dans quelles conditions avez-vous écrit cet «Eté avec Homère»? Je vivais dans une sorte de pigeonnier, une cellule de trois mètres sur trois. Mes journées étaient réglées comme un solfège. Je me réveillais avec le soleil, j’écrivais entre six et sept heures. Dans ma caisse à livres, j’avais des ouvrages de Simone Weil, la philosophe, auteur de L’Iliade ou le poème de la force, du philosophe Marcel Conche, d’Hannah Arendt, de l’historien Jean-Pierre Vernant. Et j’avais évidemment L’Iliade dans la traduction de Philippe Jaccottet, L’Odyssée dans celle de Victor Bérard.

Vous aviez déjà fait l’expérience de l’érémitisme, au bord du lac Baïkal, six mois dans une cabane qui ont donné «Dans les forêts de Sibérie». Quelles sont les vertus de ce retrait? Je crois à l’infusion du paysage dans l’esprit. Je suis un enfant du paysage. C’est ma première réponse. Je crois d’autre part que la lessiveuse urbaine dans laquelle nous vivons, l’atomisatio­n des activités, le morcelleme­nt du temps sont les malheurs de notre modernité. J’ai l’obligation de trouver une porte de retrait, une cabane, un pigeonnier, un caveau, un tombeau, un silence, oui, un silence. Après mon travail d’écriture à Tinos, je partais dans la montagne. Plus j’avançais dans L’Iliade et L’Odyssée, plus mes promenades ressemblai­ent à mes lectures. Je me couchais tôt et dans la nuit j’entendais crier tout près de moi une chouette. Je l’avais baptisée Athéna.

Vous êtes le fils d’un journalist­e réputé et influent, Philippe Tesson, et de Marie-Claude Tesson-Millet, docteur en médecine. Vous avez deux soeurs, Stéphanie, comédienne, et Daphné, journalist­e. De quel poids pèse votre famille? J’y suis attaché, évidemment, mais pour ma part je n’aurai jamais d’enfant. Etre père est une absurdité absolue à mes yeux. C’est une roulette russe. L’incroyable charge de responsabi­lité qui résulte d’une volupté brève m’est insupporta­ble.

Vous condamnez Mark Zuckerberg & Cie, vous êtes pourtant présent sur les réseaux sociaux, avec des comptes Twitter… Mais pas du tout. Je passe beaucoup d’heures à faire fermer ces comptes. J’ai horreur de cela. Je suis de tous les réseaux asociaux.

Mais vous passez à la radio, à la télévision… N’est-ce pas céder à un système que vous dénoncez? Je souscris à l’épicerie. J’écris pour être lu, il faut donc jouer le jeu. J’assume ma contradict­ion. Je suis l’ermite qui fréquente parfois les salons, le moins possible; je suis l’aventurier qui vit au coeur de Paris. L’existence consiste à faire coexister les contraires. Héraclite disait: le nom de l’arc est la vie et son oeuvre, la mort.

Les héros hellénique­s sont nimbés de gloire. Etes-vous sensible à cette notion? Cette question m’importe: faut-il mourir dans la jeunesse en se dépassant ou durer longtemps dans une vie mesurée? Je n’ai pas la réponse. Ce que je sais, c’est que je suis un jouisseur, je n’ai pas besoin

de Dieu, je jouis de la sensation: me suffisent l’eau de mer sur la peau, les nuances de bleu et de gris sur la Creuse, le bruit du passereau dans les charmilles. Alors vous imaginez bien que je ne vise pas la postérité. Ce que j’écris relève du bon petit artisanat. Je trouve de gentilles images, un peu originales.

Vous exagérez… Non. Je ne pourrai jamais prétendre à autre chose. Entre la gloire et la vie mesurée, j’ai ma voie médiane: le combat qu’on peut mener contre soi et qui permet d’échapper à «l’engrisaill­ement» de la vie.

A quel territoire vous sentez-vous

appartenir? Je ne suis à ma place qu’en mouvement. Je paie ma dette à ce que l’évolution biologique a fait de nous. Nous sommes résistants et nous sommes équipés d’un néocortex qui permet d’évoluer dans des zones hostiles. C’est ça, l’homme.

Vous êtes identifié à une certaine droite paternalis­te, plutôt «Figaro Magazine» que «Libération». Cela

vous gêne? Serais-je annexé? Je ne sais pas. Certains accents de mon discours intéressen­t davantage cette famille de pensée. Si je m’y rattache un peu, ce n’est pas dans une option militante, mais dans le partage d’une vision de notre condition. Je m’intéresse davantage aux expérience­s individuel­les qu’aux destins collectifs, plus aux manifestat­ions de la liberté qu’à l’illusion de l’égalité. Je ne crois pas que les individus soient égaux ni que l’homme soit perfectibl­e. Quant au progrès, tant célébré par la gauche, c’est parfois le développem­ent d’une erreur. Le voisinage de mes parents m’a appris à me méfier de la tartufferi­e. On rencontre beaucoup de pharisiens qui n’ont que le mot «ouverture» à la bouche. Je crois que notre liberté est le fruit de nos actes.

Que vous inspire Emmanuel Macron?

Il est présentabl­e, ce garçon. C’est important, particuliè­rement dans un système où tout est représenta­tion. Je crois au corps du roi. Le président doit incarner la République, Emmanuel Macron est honorable dans ce rôle. Et puis son usage du français est bon, ce qui nous change.

Hannah Arendt, que vous citez, parle de la «dégradante obligation d’être de son temps». Si vous pouviez vivre à une autre époque,

laquelle serait-ce? La fin de la période romane, sans hésiter, c’est-à-dire le XIIe siècle. C’est le temps des troubadour­s, des chevaliers, de Chrétien de Troyes et de son Lancelot. L’art roman, c’est la lumière de la pierre. Le royaume n’était pas encore une centrale syndicale. L’art gothique va rationalis­er tout ça. C’est de l’esbroufe, le gothique, surtout quand il est flamboyant.

Quatre ans après cette chute d’un toit qui aurait pu être fatale, êtes-vous

réparé? La réparation intérieure, sûrement. J’ai une force vitale, une capacité de récupérati­on rapide. Mais l’accident m’a transformé littéralem­ent, j’ai perdu l’usage d’une oreille, du goût aussi, je ne peux plus boire une goutte d’alcool. Quand vous tombez de 10 mètres, vous n’êtes plus le même. Le corps délabré ne vous permet plus de vous livrer à vos excès. Quand j’ai chuté, c’est le rideau qui est tombé.

Vous avez intégré le principe de précaution à vos entreprise­s? Ah non, quand même pas. Dans «principe de précaution», il y a deux mots de trop. C’est un truc de vendeur d’assurances. Je cherche toujours à adhérer à l’instant. Je suis fasciné par la capacité des êtres à n’être plus à la verticale d’eux-mêmes, selon l’expression de mon amie l’alpiniste Stéphanie Bodet. J’essaie de ne pas être projeté hors de moi-même.

On fête le cinquanten­aire de Mai 68. Qu’est-ce que ce soulèvemen­t vous

inspire? Il m’intéresse d’autant que je vis dans son épicentre parisien, tout près du boulevard Saint-Michel. Il flottait alors dans l’air une componctio­n qui appelait un coup de pied dans la fourmilièr­e. Ce préalable posé, je ne comprends pas comment, à 20 ans, on peut croire que c’est l’Etat qui va décider de votre vie. Les révoltés de Mai 68 demandaien­t au général de Gaulle d’ouvrir la citadelle, mais il y avait une autre voie, plus audacieuse. Je pense à celle du poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini, qui a fait la révolution seul. Ou à l’écrivain François Augiéras, ce marcheur qui se retire dans une grotte. Je me sens proche de Jack Kerouac, de ces individus qui rompent. Les jeunes de Mai 68 voulaient que le milieu change, sans quitter l’aquarium. Ils sont d’ailleurs devenus les tenanciers de la République.

Rompre plutôt que de transforme­r le

système? Je suis intéressé par les écrivains beatniks, les Kerouac, William Burroughs, Paul Bowles ceux qui filent dans le désert, sur les routes. Il y a aussi, moins connue, une histoire beatnik de l’alpinisme. Des alpinistes qui ont pris des risques démesurés dans une ambiance de sexe, de drogue… Un alpinisme politique qui s’est développé aux Etats-Unis et qui m’intéresse plus que les petits-bourgeois de Mai 68.

Qu’est-ce que le style? Jean Cocteau dit que c’est la possibilit­é de dire simplement des choses compliquée­s. S’approcher donc d’une forme de vérité.

A quoi ressemble une journée de travail quand vous n’êtes pas sur les

routes? Je me lève à l’aube et j’écris mon journal de la veille dans un petit cahier. Ce sont mes abdos, les ablutions du matin. Je lis de la poésie aussi, dans ce moment précieux où on renaît. Dire qu’il y a des gens qui écoutent les infos à la radio, les matinales… Pourquoi s’infliger les péroraison­s des politiques alors que ces heures devraient être celles du silence? C’est dans cette tranche de 6-7 heures que j’écris ce que je dois fournir, comme un ébéniste fait son ouvrage. Je n’écris plus l’aprèsmidi. Maintenant que je n’ai plus à dessaouler au réveil, j’ai du temps.

Quel héros grec auriez-vous voulu

être? Achille, Ulysse? Achille, sûrement pas. Il y a chez lui une fureur qui n’est pas soutenable. Alors le Troyen Hector, peut-être, qui avant de mourir fait ses adieux à son fils Astyanax. C’est celui qui se rapproche le plus de ce que nous autres, Occidentau­x attachés à l’Etat de droit, admirons: une vie large pleine de tendresse et de vertu. Mais à vrai dire, je serais plutôt Elpénor, celui qui n’est pas très vaillant, qui se cuite chez Circé, qui tombe de tout et qui meurt d’une chute dans les escaliers.

Quel est le livre que vous offrez à

vos amis? A ceux qui ne sont pas lecteurs, j’offre le Journal de Paul Léautaud, pour la phrase, le goût de la pique, dans une version abrégée. Ou une anthologie de lettres de Flaubert. A ceux qui lisent, j’offre

De littératur­e et d’eau fraîche ou Impasse de la défense d’André Blanchard, cet écrivain méconnu mort en 2014. C’était une sorte de moine qui vivait pour les livres. Ses textes sont un mélange de tendresse et de méchanceté. Blanchard, je vous le recommande, c’est une petite dose d’héroïne. ▅

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(THOMAS GOISQUE) «Sur cette image, vous me voyez admis aux écrivains de la Marine, ce corps lié à la Marine nationale fondé en 2003 par Jean-François Deniau. A ce titre, j’ai été versé au rang de capitaine de frégate. Il y a quatre mois, j’ai effectué une mission dans...
 ?? (THOMAS GOISQUE) ?? «En 2010, j’ai passé six mois dans une cabane, au bord du lac Baïkal. Le paysage détermine-t-il l’écriture? Certains auteurs pensent que non. Moi, j’aime cette idée d’une infusion du paysage sur l’écrivain.»
(THOMAS GOISQUE) «En 2010, j’ai passé six mois dans une cabane, au bord du lac Baïkal. Le paysage détermine-t-il l’écriture? Certains auteurs pensent que non. Moi, j’aime cette idée d’une infusion du paysage sur l’écrivain.»

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