Le Temps

Marc Ash éclaire «Le Temps» chez Madame de Staël

ART CONTEMPORA­IN Le plasticien français expose des briques de journaux bâillonnés au château de Coppet, dans le cadre des 20 ans du «Temps». Une oeuvre qui dénonce la censure, là même où Mme de Staël la subissait

- CATHERINE FRAMMERY @cframmery

«Marc, viens vite, il y a quelqu’un en pleurs devant un de tes tableaux et qui veut absolument te voir!» Biennale de Venise, 2003. L’oeuvre que le plasticien Marc Ash expose cette année, c’est Tous ensemble, une collection de 60 pièces autour de l’Holocauste, peintures, sculptures et installati­ons engagées sur l’histoire et la mémoire, et le tableau qui fait pleurer cette visiteuse s’intitule Zyklon B.

Marc Ash n’est pas loin et suit la gardienne de la salle, pour rencontrer une femme habillée comme un bonbon acidulé, couleurs pastel de partout, et secouée de sanglots. «Vous avez demandé à voir l’artiste? C’est moi.» «Cela ne peut pas être vous, vous êtes trop jeune!» Marc Ash sort le catalogue qui reproduit le visage des artistes invités à la Biennale. «Mais si, regardez.» La vieille dame tombe alors dans ses bras. «C’est extraordin­aire, je suis tellement remuée. Revenez demain, j’aurai quelque chose pour vous.»

Des rencontres extraordin­aires

Marc Ash revient donc le jour d’après. Et c’est un somptueux bateau Riva qui vient le chercher sur les bords du Grand Canal. La spectatric­e chamboulée qui ne lui avait pas donné son nom n’est autre que la présidente du conseil d’administra­tion de la Peggy Guggenheim Collection de Venise et présidente de la Fondation Guggenheim à New York, la Canadienne Posy Feick. «Votre travail ne peut pas rester seulement à Venise, je vais vous aider à le montrer.» Elle le convie quelques jours plus tard et le présente aux membres du conseil de la fondation, qui avaient leur rendez-vous annuel. La globe-trotteuse férue d’art contempora­in tient parole, elle l’héberge chez elle lorsqu’il vient à l’automne à New York se présenter au Musée Guggenheim, et deviendra même une amie de l’artiste.

Grâce à elle, Tous ensemble ira ensuite à Toronto, Montréal, Mexico, et Miami dans le cadre d’Art Basel. L’exposition itinérante est parfois convoquée à des fins pédagogiqu­es dans certains pays. C’est la première oeuvre du plasticien qui connaît un immense succès. Une autre de ses admiratric­es à Venise est galeriste à Madrid. C’est Blanca Soto, descendant­e de marranes, ces Juifs d’Espagne convertis, et dont le beau-père a été tué par l’ETA militaire: très touchée elle aussi par la condamnati­on de la violence et de l’intoléranc­e qui se dégage de Tous ensemble, elle fera venir l’installati­on au Musée des beaux-arts de Madrid.

Ainsi va la vie de Marc Ash, ponctuée de hasards et de rencontres qui ont à chaque fois fait basculer son histoire. Qui se souviendra­it que l’artiste «matiériste» a commencé par travailler comme trader en matières premières aux quatre coins du globe? Pendant des années, ce natif d’Oran a vécu une double vie entre son travail personnel et son emploi, avant de pouvoir espérer vivre de ses oeuvres.

Un rayon de soleil providenti­el

C’est en rentrant d’une exposition de Tous ensemble au Mexique en 2010 qu’il a la première vision de l’oeuvre qu’il présente à partir du 1er juin au château de Coppet. Recevant une pile de journaux dans l’avion, il s’émerveille au décollage d’un rayon de soleil passant par le hublot qui illumine Le Monde posé sur ses genoux. «J’y ai réfléchi pendant tout le vol. La lumière éclairant l’informatio­n…» Il imagine un système de briques de journaux bâillonnés par des liens, la censure, et éclairés par une lumière, la fin de l’obscuranti­sme.

Marc Ash en parle quelques jours plus tard, via un groupe d’amis, à Eric Fottorino, à l’époque directeur du Monde, qui n’a besoin que de quelques jours pour prendre sa décision. Marc Ash réalisera Eclairer «Le Monde».

Installée en 2012 dans le monumental hall aux allures brutistes du siège du quotidien dans le XIIIe arrondisse­ment à Paris, Eclairer «Le Monde» séduit Amélie Nothomb, la romancière belge, de passage au journal, qui à son tour invite Marc Ash: elle organise cet été-là un festival autour de la lumière dans le château de la Fondation Pierre Nothomb à Habay-laNeuve, dans les Ardennes belges. Les rencontres continuent de s’enchaîner: c’est là qu’un journalist­e du Soir repère l’installati­on. Il en parle à sa direction, vite conquise elle aussi – et Marc Ash expose sur le même principe Eclairer «Le Soir» au Palais des beaux-arts de Bruxelles, lors de la Journée de la liberté de la presse en Belgique.

C’est en 2017 qu’il prend contact avec Le Temps. Une familière de Coppet a vu Eclairer «Le Monde» présenté à l’oratoire de SaintGerma­in-en-Laye et lui parle de Madame de Staël, censurée, exilée, en butte à l’intoléranc­e une grande partie de sa vie, alors qu’elle ne pensait qu’aux Lumières, à la liberté et l’Europe. Quel meilleur endroit pour Eclairer «Le Temps»? Marc Ash décroche son téléphone et un rendez-vous. «Il m’a montré des photos du Monde, se souvient Stéphane Benoit-Godet, le rédacteur en chef du Temps, et le projet était très cohérent pour le journal, avec ces petites lumières fragiles de l’informatio­n.» Un événement parfaiteme­nt intégré à l’anniversai­re des 20 ans du Temps et à la cause du journalism­e, une des sept causes que le journal défend tout au long de l’année.

Marc Ash est venu travailler au coeur de la rédaction pour l’occasion, ficelant au total près de 10000 journaux dans la newsroom. Empaquetan­t patiemment le papier, remplissan­t ses chariots, ses briques d’informatio­n représenta­nt sa petite pierre d’artiste-artisan contre la presse empêchée et contre les journalist­es qu’on tue.

Ses briques d’informatio­n représenta­nt sa petite pierre d’artiste-artisan contre la presse empêchée et contre les journalist­es qu’on tue

Un art très accessible

L’exposition ouvre ce samedi au grand public, et sera visible jusqu’en octobre. Eclairer «Le Temps», ce sont des briques de 40 à 50 journaux, ficelés et surmontés de petits luminaires. La une du journal lors des attentats de Paris mais aussi celle des 20 ans du journal ou celle sur «Qu’est-ce que c’est qu’être Suisse»… Ces modules sont exposés dans plusieurs pièces du château dont la bibliothèq­ue de Mme de Staël, là même où la femme de lettres recevait toute l’élite intellectu­elle et politique de l’Europe qui partageait ses combats. Les questions qui tenaillaie­nt le Cercle de Coppet sur le pouvoir et les contre-pouvoirs dans la société trouvent ici une traduction contempora­ine très visuelle, très théâtrale aussi.

L’art de Marc Ash parle notre langue, c’est une oeuvre très accessible, immédiatem­ent lisible par tous, et polysémiqu­e. Elle montre la presse prisonnièr­e de la censure mais aussi des opinions majoritair­es ou des pouvoirs économique­s. Des petites briques qui interrogen­t.

«Grâce à mon galeriste à New York, les modules Eclairer «Le Temps» ont été présélecti­onnés pour entrer au Musée d’art moderne (MoMA), se réjouit l’artiste, ce serait un signe magnifique de la résilience de la presse dans un pays où elle est attaquée par son propre président.» La liste définitive des oeuvres retenues sera rendue publique en novembre.

■ L’exposition «Eclairer Le Temps» restera à Coppet tout l’été, jusqu’en octobre. www.chateaudec­oppet.com/marc-ash

 ?? (ARNAUD MATHIER) ?? Marc Ash a travaillé au coeur de la rédaction du «Temps», à Lausanne, empaquetan­t patiemment près de 10 000 journaux. Son oeuvre est à voir au château de Coppet, l’antre de Mme de Staël.
(ARNAUD MATHIER) Marc Ash a travaillé au coeur de la rédaction du «Temps», à Lausanne, empaquetan­t patiemment près de 10 000 journaux. Son oeuvre est à voir au château de Coppet, l’antre de Mme de Staël.
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