«Les actions coups-de-poing ont un effet repoussoir»
Une dizaine de boucheries ont été attaquées ces deux derniers mois à Genève. Marco Giugni, professeur en science politique à l’Université de Genève et spécialiste des mouvements sociaux, décrypte ces actes violents
Boucherie de quartier, magasin de fourrure, fast-food: ces deux derniers mois à Genève, une quinzaine de vitrines ont été caillassées de nuit par des individus cagoulés. Des attaques en série d’une ampleur inédite, attribuées pour l’heure à des militants antispécistes, même si l’enquête n’a encore livré aucune conclusion. Alors que la police cantonale intensifie sa surveillance, la population oscille entre colère et incompréhension. Comment expliquer ces actions violentes? Marco Giugni, professeur en science politique à l’Université de Genève et spécialiste des mouvements sociaux, tente un décryptage.
Comment qualifier ces déprédations
à répétition? Tout dépend du point de vue d’où l’on se place. Certains y verront du pur vandalisme, une délinquance gratuite et intolérable, d’autres une action politique qui exprime un profond malaise. Il ne s’agit en tout cas pas de désobéissance civile qui, par principe, est un geste très fort symboliquement, mais pacifiste.
D’où vient ce recours à la violence?
L’usage de la violence pour revendiquer des droits n’a rien de nouveau. La Grande-Bretagne, par exemple, possède une longue tradition dans ce type d’actions. Les défenseurs des droits des animaux nés dans les années 70-80, dans la lignée des mouvements sociaux post-ouvriers, ont employé cette technique parmi d’autres modes d’intervention.
Comment expliquer ce radicalisme
chez les antispécistes? Je pense que les activistes qui choisissent la voie radicale partent du principe que s’ils n’agissent pas, rien ne bougera. Les actions de protestation musclées constituent à leurs yeux l’ultime moyen de se faire entendre. La médiatisation, sans laquelle les mouvements sociaux n’existeraient pas aujourd’hui, est l’un des enjeux. Le but est surtout de porter le débat sur la place publique.
Quel est le risque de ces méthodes
coups-de-poing? Le danger est de provoquer un effet pervers, de type repoussoir, de choquer la population, qui se focalisera ensuite uniquement sur la forme et non sur le message sous-jacent. Ces actions peuvent ainsi retourner l’opinion publique contre leurs auteurs et s’avérer contre-productives. A Genève, les commerces visés sont majoritairement des boucheries de quartier, pas des multinationales. ? C’est l’un des paradoxes. Les antispécistes s’attaquent à de petites structures, alors même qu’ils contestent avant tout l’exploitation industrielle et, plus généralement, la doctrine qui place l’espèce humaine avant toutes les autres. D’un point de vue stratégique, on peut considérer que ce choix manque sa cible. Suite aux attaques, les artisans bouchers ont d’ailleurs reçu de nombreuses marques de soutien.
Les caillassages ne sont pas soutenus par toutes les franges du mouvement. Assiste-t-on à une scission entre
modérés et radicaux? C’est possible. La fragmentation est l’un des éléments constitutifs des groupes contestataires. Différents niveaux de radicalité cohabitent souvent au sein d’un même mouvement, et il arrive que les actions chocs de la faction radicale ouvrent des portes de négociations entre les pouvoirs publics et l’aile modérée.
Les antispécistes ont-ils une chance
d’être entendus? Tout dépend de la perception de l’opinion publique. Les antispécistes remettent en cause tout un système de valeurs. Plus on s’attaque à des moeurs, à des modes de vie profondément enracinés, plus le changement est difficile. C’est là que la répétition des actions devient déterminante, elle envoie un signal fort au politique, illustre la détermination de vouloir changer les choses.
«Suite aux attaques, les artisans bouchers ont reçu de nombreuses marques de soutien»