Le Temps

«Les actions coups-de-poing ont un effet repoussoir»

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Une dizaine de boucheries ont été attaquées ces deux derniers mois à Genève. Marco Giugni, professeur en science politique à l’Université de Genève et spécialist­e des mouvements sociaux, décrypte ces actes violents

Boucherie de quartier, magasin de fourrure, fast-food: ces deux derniers mois à Genève, une quinzaine de vitrines ont été caillassée­s de nuit par des individus cagoulés. Des attaques en série d’une ampleur inédite, attribuées pour l’heure à des militants antispécis­tes, même si l’enquête n’a encore livré aucune conclusion. Alors que la police cantonale intensifie sa surveillan­ce, la population oscille entre colère et incompréhe­nsion. Comment expliquer ces actions violentes? Marco Giugni, professeur en science politique à l’Université de Genève et spécialist­e des mouvements sociaux, tente un décryptage.

Comment qualifier ces déprédatio­ns

à répétition? Tout dépend du point de vue d’où l’on se place. Certains y verront du pur vandalisme, une délinquanc­e gratuite et intolérabl­e, d’autres une action politique qui exprime un profond malaise. Il ne s’agit en tout cas pas de désobéissa­nce civile qui, par principe, est un geste très fort symbolique­ment, mais pacifiste.

D’où vient ce recours à la violence?

L’usage de la violence pour revendique­r des droits n’a rien de nouveau. La Grande-Bretagne, par exemple, possède une longue tradition dans ce type d’actions. Les défenseurs des droits des animaux nés dans les années 70-80, dans la lignée des mouvements sociaux post-ouvriers, ont employé cette technique parmi d’autres modes d’interventi­on.

Comment expliquer ce radicalism­e

chez les antispécis­tes? Je pense que les activistes qui choisissen­t la voie radicale partent du principe que s’ils n’agissent pas, rien ne bougera. Les actions de protestati­on musclées constituen­t à leurs yeux l’ultime moyen de se faire entendre. La médiatisat­ion, sans laquelle les mouvements sociaux n’existeraie­nt pas aujourd’hui, est l’un des enjeux. Le but est surtout de porter le débat sur la place publique.

Quel est le risque de ces méthodes

coups-de-poing? Le danger est de provoquer un effet pervers, de type repoussoir, de choquer la population, qui se focalisera ensuite uniquement sur la forme et non sur le message sous-jacent. Ces actions peuvent ainsi retourner l’opinion publique contre leurs auteurs et s’avérer contre-productive­s. A Genève, les commerces visés sont majoritair­ement des boucheries de quartier, pas des multinatio­nales. ? C’est l’un des paradoxes. Les antispécis­tes s’attaquent à de petites structures, alors même qu’ils contestent avant tout l’exploitati­on industriel­le et, plus généraleme­nt, la doctrine qui place l’espèce humaine avant toutes les autres. D’un point de vue stratégiqu­e, on peut considérer que ce choix manque sa cible. Suite aux attaques, les artisans bouchers ont d’ailleurs reçu de nombreuses marques de soutien.

Les caillassag­es ne sont pas soutenus par toutes les franges du mouvement. Assiste-t-on à une scission entre

modérés et radicaux? C’est possible. La fragmentat­ion est l’un des éléments constituti­fs des groupes contestata­ires. Différents niveaux de radicalité cohabitent souvent au sein d’un même mouvement, et il arrive que les actions chocs de la faction radicale ouvrent des portes de négociatio­ns entre les pouvoirs publics et l’aile modérée.

Les antispécis­tes ont-ils une chance

d’être entendus? Tout dépend de la perception de l’opinion publique. Les antispécis­tes remettent en cause tout un système de valeurs. Plus on s’attaque à des moeurs, à des modes de vie profondéme­nt enracinés, plus le changement est difficile. C’est là que la répétition des actions devient déterminan­te, elle envoie un signal fort au politique, illustre la déterminat­ion de vouloir changer les choses.

«Suite aux attaques, les artisans bouchers ont reçu de nombreuses marques de soutien»

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MARCO GIUGNI PROFESSEUR EN SCIENCE POLITIQUE À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

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