LA RÉHABILITATION D’UN ROMAN AFRICAIN PRODIGIEUX
La réédition du «Devoir de violence» de Yambo Ouologuem révèle un texte terriblement actuel à l’époque de Daech et de Boko Haram
La réédition du Devoir de violence par les Editions du Seuil est un événement. Parce qu’elle permet de (re)découvrir un ouvrage d’une force peu commune, fascinant et troublant, et qu’elle vient parachever une histoire douloureuse. En novembre 1968, Yambo Ouologuem reçoit le Prix Renaudot pour ce premier roman. Il vient de Bandiagara, en pays dogon, au Mali, il a 28 ans et il est le premier Africain à obtenir cette distinction. Le Prix couronne un parcours exemplaire de bon élève de l’école française – scolarité brillante au Mali, bourse, études à Paris: baccalauréat, licences en lettres et en philosophie, doctorat de sociologie.
Le livre, lui, est une grande fresque qui retrace l’histoire d’un royaume imaginaire, le Nakem, entre le XIIIe et le XXe siècles. C’est une charge féroce contre Blancs et Noirs, chrétiens, musulmans et animistes, tout le monde en prend pour son grade. A la parution, l’accueil critique en France est enthousiaste. Mais les chantres de la négritude supportent mal la dénonciation virulente du rôle des Africains dans la traite des esclaves. Léopold Sédar Senghor reproche à l’auteur de «nier ses ancêtres».
COUP DE THÉÂTRE
En 1971, coup de théâtre: un universitaire américain signale des emprunts, entre autres à un roman de Graham Greene et au Dernier
des justes d’André Schwarz-Bart. Scandale, procès, le Seuil se désolidarise de son auteur, retire le livre de la vente, l’éditeur américain fait de même. Deux autres livres seront morts-nés, publiés par de petits éditeurs en 1969: Les mille et une
bibles du sexe, un roman érotique qui se déroule dans la bourgeoisie parisienne aisée et un pamphlet, Lettre à la France nègre.
Dans les années 1970, Yambo Ouologuem, révolté, rentre au pays dogon, refusant désormais tout contact avec les Blancs. Il écrit beaucoup, disent ses proches, mais il ne publie plus rien et ne se manifeste plus que par un ou deux coups d’éclat, retranché dans un islam rigoureux. Il meurt le 14 octobre 2017. Les trois ouvrages ont été réédités dans les années 2000, mais la publication du Devoir de violence, un demi-siècle après sa parution, dans sa maison d’origine, a valeur de réparation. Plusieurs manifestations sont prévues autour de cet événement. Un colloque international à l’Université de Lausanne au mois de mai les a inaugurées.
LECTURE ENRICHIE
Le devoir de violence est venu trop tôt. Oui, Ouologuem a emprunté. La structure au Dernier des Justes, dont il est un remake africain; mais aussi de nombreuses citations de la Bible, du Coran, des grandes épopées africaines, de Rimbaud et Lautréamont, de Flaubert… On a parlé de guillemets qui auraient été supprimés par l’éditeur. Mais non: l’auteur s’est approprié la littérature mondiale, en a réécrit des citations qu’il a tissées dans son texte. Dans les années 1970, des linguistes comme Gérard Genette ont théorisé l’intertextualité, le fait que la littérature se construit depuis toujours par emprunts et modifications successifs.
Aujourd’hui, les démarquages de l’auteur n’indignent plus mais enrichissent la lecture et nourrissent des thèses universitaires. Peut-être aussi, à l’époque, supportait-on mal qu’un «nègre» pille le trésor occidental tout en dressant un tableau accablant du colonisateur. Quoi qu’il en soit, Le devoir de violence est une bouleversante expérience de lecture, un texte épique, lyrique, démesuré, obscène, sous-tendu par une ironie implacable.
TRAITE NÉGRIÈRE
Le devoir de violence retrace «l’aventure sanglante de la négraille» soumise aux exactions de la dynastie des Saïfs, depuis 1202 jusqu’aux années 1950. Les Saïfs successifs, princes arabes régnant par la terreur sur les populations d’Afrique subsaharienne, tuent, pillent, pratiquent la traite des esclaves: «Le Nègre, n’ayant pas d’âme mais seulement des bras – contrairement à Dieu – dans une infernale jubilation du sacerdoce et du négoce, de l’intime et de la publicité, abattu, débité stocké, marchandé, disputé, adjugé, vendu, fouetté, attaché, livré», est vendu aux négociants espagnols, portugais, arabes, français, hollandais et anglais, avec la complicité des roitelets locaux.
Après un bref parcours des siècles, le roman se concentre sur la période moderne, à partir de 1900 et sur les relations houleuses de Saïf ben Isaac El Héït avec les Flençessi, les Français. Le focus se resserre sur Raymond Spartacus Kassoumi, fils d’esclaves, né au début du siècle dernier, sujet brillant, boursier en France, orphelin dont la famille a été massacrée, étudiant solitaire et malheureux, amant d’un riche bourgeois, puis architecte reconnu, époux d’une Française, soldat miraculé de la Seconde Guerre et enfin député noir manipulé par les uns et les autres.
LUTTE DE TOUS CONTRE TOUS
En plus de s’approprier la culture occidentale, Ouologuem fait des administrateurs coloniaux et des anthropologues occidentaux des portraits ravageurs. Il enfreint le tabou africain de l’homosexualité, évoque des incestes, de la pédophilie, des pratiques bestiales. Trahisons, viols, assassinats de masse, empoisonnements, «magie»: Le
devoir de violence dresse un tableau de la lutte de tous contre tous, une épopée sanglante où survivent quelques oasis de beauté et de tendresse.
Ecrit dans la désillusion des indépendances, ce roman sidérant a ouvert la voie à beaucoup d’auteurs africains: Tierno Monénembo, Sony Labou Tansi, Ahmadou Kourouma pour Monnè, outrages et
défis. Les fiches de lecture du Seuil le montrent: on reprochait à Ouologuem de maltraiter le français, et dans le même souffle, de ne pas être assez africain. La puissance de son roman défie ces catégories et il est prémonitoire par bien des aspects. Il est temps de le lire d’un autre oeil.