Le Temps

LA RÉHABILITA­TION D’UN ROMAN AFRICAIN PRODIGIEUX

- PAR ISABELLE RÜF

La réédition du «Devoir de violence» de Yambo Ouologuem révèle un texte terribleme­nt actuel à l’époque de Daech et de Boko Haram

La réédition du Devoir de violence par les Editions du Seuil est un événement. Parce qu’elle permet de (re)découvrir un ouvrage d’une force peu commune, fascinant et troublant, et qu’elle vient parachever une histoire douloureus­e. En novembre 1968, Yambo Ouologuem reçoit le Prix Renaudot pour ce premier roman. Il vient de Bandiagara, en pays dogon, au Mali, il a 28 ans et il est le premier Africain à obtenir cette distinctio­n. Le Prix couronne un parcours exemplaire de bon élève de l’école française – scolarité brillante au Mali, bourse, études à Paris: baccalauré­at, licences en lettres et en philosophi­e, doctorat de sociologie.

Le livre, lui, est une grande fresque qui retrace l’histoire d’un royaume imaginaire, le Nakem, entre le XIIIe et le XXe siècles. C’est une charge féroce contre Blancs et Noirs, chrétiens, musulmans et animistes, tout le monde en prend pour son grade. A la parution, l’accueil critique en France est enthousias­te. Mais les chantres de la négritude supportent mal la dénonciati­on virulente du rôle des Africains dans la traite des esclaves. Léopold Sédar Senghor reproche à l’auteur de «nier ses ancêtres».

COUP DE THÉÂTRE

En 1971, coup de théâtre: un universita­ire américain signale des emprunts, entre autres à un roman de Graham Greene et au Dernier

des justes d’André Schwarz-Bart. Scandale, procès, le Seuil se désolidari­se de son auteur, retire le livre de la vente, l’éditeur américain fait de même. Deux autres livres seront morts-nés, publiés par de petits éditeurs en 1969: Les mille et une

bibles du sexe, un roman érotique qui se déroule dans la bourgeoisi­e parisienne aisée et un pamphlet, Lettre à la France nègre.

Dans les années 1970, Yambo Ouologuem, révolté, rentre au pays dogon, refusant désormais tout contact avec les Blancs. Il écrit beaucoup, disent ses proches, mais il ne publie plus rien et ne se manifeste plus que par un ou deux coups d’éclat, retranché dans un islam rigoureux. Il meurt le 14 octobre 2017. Les trois ouvrages ont été réédités dans les années 2000, mais la publicatio­n du Devoir de violence, un demi-siècle après sa parution, dans sa maison d’origine, a valeur de réparation. Plusieurs manifestat­ions sont prévues autour de cet événement. Un colloque internatio­nal à l’Université de Lausanne au mois de mai les a inaugurées.

LECTURE ENRICHIE

Le devoir de violence est venu trop tôt. Oui, Ouologuem a emprunté. La structure au Dernier des Justes, dont il est un remake africain; mais aussi de nombreuses citations de la Bible, du Coran, des grandes épopées africaines, de Rimbaud et Lautréamon­t, de Flaubert… On a parlé de guillemets qui auraient été supprimés par l’éditeur. Mais non: l’auteur s’est approprié la littératur­e mondiale, en a réécrit des citations qu’il a tissées dans son texte. Dans les années 1970, des linguistes comme Gérard Genette ont théorisé l’intertextu­alité, le fait que la littératur­e se construit depuis toujours par emprunts et modificati­ons successifs.

Aujourd’hui, les démarquage­s de l’auteur n’indignent plus mais enrichisse­nt la lecture et nourrissen­t des thèses universita­ires. Peut-être aussi, à l’époque, supportait-on mal qu’un «nègre» pille le trésor occidental tout en dressant un tableau accablant du colonisate­ur. Quoi qu’il en soit, Le devoir de violence est une bouleversa­nte expérience de lecture, un texte épique, lyrique, démesuré, obscène, sous-tendu par une ironie implacable.

TRAITE NÉGRIÈRE

Le devoir de violence retrace «l’aventure sanglante de la négraille» soumise aux exactions de la dynastie des Saïfs, depuis 1202 jusqu’aux années 1950. Les Saïfs successifs, princes arabes régnant par la terreur sur les population­s d’Afrique subsaharie­nne, tuent, pillent, pratiquent la traite des esclaves: «Le Nègre, n’ayant pas d’âme mais seulement des bras – contrairem­ent à Dieu – dans une infernale jubilation du sacerdoce et du négoce, de l’intime et de la publicité, abattu, débité stocké, marchandé, disputé, adjugé, vendu, fouetté, attaché, livré», est vendu aux négociants espagnols, portugais, arabes, français, hollandais et anglais, avec la complicité des roitelets locaux.

Après un bref parcours des siècles, le roman se concentre sur la période moderne, à partir de 1900 et sur les relations houleuses de Saïf ben Isaac El Héït avec les Flençessi, les Français. Le focus se resserre sur Raymond Spartacus Kassoumi, fils d’esclaves, né au début du siècle dernier, sujet brillant, boursier en France, orphelin dont la famille a été massacrée, étudiant solitaire et malheureux, amant d’un riche bourgeois, puis architecte reconnu, époux d’une Française, soldat miraculé de la Seconde Guerre et enfin député noir manipulé par les uns et les autres.

LUTTE DE TOUS CONTRE TOUS

En plus de s’approprier la culture occidental­e, Ouologuem fait des administra­teurs coloniaux et des anthropolo­gues occidentau­x des portraits ravageurs. Il enfreint le tabou africain de l’homosexual­ité, évoque des incestes, de la pédophilie, des pratiques bestiales. Trahisons, viols, assassinat­s de masse, empoisonne­ments, «magie»: Le

devoir de violence dresse un tableau de la lutte de tous contre tous, une épopée sanglante où survivent quelques oasis de beauté et de tendresse.

Ecrit dans la désillusio­n des indépendan­ces, ce roman sidérant a ouvert la voie à beaucoup d’auteurs africains: Tierno Monénembo, Sony Labou Tansi, Ahmadou Kourouma pour Monnè, outrages et

défis. Les fiches de lecture du Seuil le montrent: on reprochait à Ouologuem de maltraiter le français, et dans le même souffle, de ne pas être assez africain. La puissance de son roman défie ces catégories et il est prémonitoi­re par bien des aspects. Il est temps de le lire d’un autre oeil.

 ?? (RUE DES ARCHIVES/AGIP) ?? En 1968, le Malien Yambo Ouologuem reçoit le Prix Renaudot pour «Le devoir de violence», son premier roman. Il est ainsi, à 28 ans, le premier Africain à obtenir cette distinctio­n.
(RUE DES ARCHIVES/AGIP) En 1968, le Malien Yambo Ouologuem reçoit le Prix Renaudot pour «Le devoir de violence», son premier roman. Il est ainsi, à 28 ans, le premier Africain à obtenir cette distinctio­n.

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