Le Temps

LE CAFÉ JOSTY, UN MYTHE BERLINOIS NÉ EN ENGADINE

- PAR CATHERINE FRAMMERY t @cframmery

Michèle Kahn raconte l’histoire vraie de Johann Josty, natif de Sils Maria, devenu confiseur réputé dans les années 1800 à Berlin avant de revenir apporter la prospérité à son village

Tout a commencé grâce à une chèvre grisonne récalcitra­nte des années 1780, qui se casse la patte par la faute de son jeune gardien. Terrifié de la réaction de son maître, le garçon décide de s'enfuir et d'aller courir le vaste monde. Il a 11 ans. Le petit chevrier deviendra grand confiseur à Berlin, créateur pâtissier qui enchantera les palais de toute l'Europe, dont celui de Napoléon lui-même. Le café Josty fut dès les années 1800 et pour des décennies un des lieux courus de Potzdamer Platz, où venaient se régaler et converser les frères Grimm et Heine, entre autres. C'est là que les expression­nistes se sont réunis au tournant du siècle, là qu'Erich Kästner écrit Emil et les détectives, dont une des scènes se déroule au café Josty. Détruit en 1943 dans les bombardeme­nts de la guerre, il reste dans la mémoire d'un des personnage­s des Ailes du désir de Wim Wenders qui le cherche. Signe que l'adresse demeure dans l'air de Berlin, un café Josty, certes bien différent, a été reconstrui­t en 2001 au Sony Center.

Michèle Kahn ne s'aventure pas dans ces contrées récentes, cette spécialist­e des romans historique­s très documentés s'attache au fondateur de ce lieu mythique, Gian dit Johann Josty, natif de Sils Maria, dont elle dresse un portrait qui rappelle à qui l'aurait oublié combien la Suisse a été pauvre, et qu'il y a un peu plus de deux cents ans, c'étaient ses citoyens à elle qui franchissa­ient les frontières pour tenter de survivre, et même pour tenter de vivre. On croise dans son roman plusieurs jeunes hommes bien décidés à quitter la Haute-Engadine, plus haute vallée habitée d'Europe, et ses «neuf mois d'hiver et trois mois de froid». Tous ne sont pas courageux, débrouilla­rds et persistant­s comme le héros, et tous n'auront pas sa chance de bénéficier de solidarité familiale et villageois­e fortes. Mais le tableau d'une Suisse à pieds nus et qui prend des risques est entêtant.

On parle romanche, allemand et français dans le livre de Michèle Kahn qui conte aussi comment l'aventure napoléonie­nne a bouleversé la petite vallée, envahie par les troupes autrichien­nes et françaises. La Haute-Engadine a été le théâtre d'une guerre européenne qui la dépassait, et qu'on suit par le regard de Johann Josty, à l'époque à Berlin et qui serre les dents.

FACE-À-FACE AVEC NAPOLÉON

Le jeune homme est fasciné par Napoléon Bonaparte et son discours d'émancipati­on. Un des sommets du roman est cette rencontre incroyable et véridique entre le confiseur et l'empereur lors de l'entrée des troupes françaises dans la capitale prusse, en 1806. L'histoire est connue grâce au journal écrit par le petit-fils de Johann Josty, des années plus tard. Le confiseur se tient campé à l'entrée de sa boutique, sans armes mais portant un plateau chargé de petits pâtés et d'une bouteille de champagne. Quand les soldats s'approchent il se met à tonner, dans un français hésitant: «Arrière, vous bêtes! Vous ne voyez pas que notre grand Empereur attend son repas? Vive Napoléon premier!»

Le Zuckerbäck­er sans peur séduit l'empereur et son café sera très fréquenté par les officiers français. Ce qui n'empêchera pas un peu plus tard Johann Josty de maudire Napoléon et son blocus continenta­l, qui se traduit par la disparitio­n du sucre des Antilles des circuits d'approvisio­nnement, une catastroph­e pour le confiseur. Qui va donc commencer à s'intéresser à la betterave, dont on vient de découvrir le pouvoir sucrier…

Jamais en retard d'une innovation, Johann Josty introduira aussi l'usage gourmand du Kaffee

Kuchen – un café accompagné d'une pâtisserie. C'est lui aussi qui inventera les premiers bonbons à messages, enveloppés dans un papier très fin puis dans une papillote, qui font la joie des fins de repas. Les dioramas géants et les vitrines de Noël attirent toujours plus de monde dans la magnifique confiserie jumelée à un salon de thé où l'on peut aussi lire les journaux. De plus petits cafés sont lancés. L'empire Josty est né.

HÉROS DE SON VILLAGE

Figure de courage et d'esprit d'entreprise, Johann Josty est aussi entré dans l'histoire suisse comme bienfaiteu­r de Sils Maria, où il revient s'installer en 1816, quand la disette menace le village. Pour construire la maison de ses rêves, le pâtissier fait travailler maçons, plâtriers, charpentie­rs, bûcherons, premier à modifier la physionomi­e du village, et apportant de l'argent aux familles qui ont faim. D'où le surnom qui lui a été donné: «Bap dals povers» – le père des pauvres. La spectacula­ire maison Josty est aujourd'hui devenue l'hôtel Margna, un des piliers du village avec bien sûr le Waldhaus, l'hôtel préféré des Suisses, qui un siècle plus tard fera définitive­ment basculer Sils Maria dans une nouvelle ère faite de tourisme et de prospérité.

La romancière se meut avec autant d'aise sur les routes enneigées des Grisons que dans les arrière-boutiques des pâtissiers, où elle prend visiblemen­t beaucoup de plaisir à détailler, par exemple, les sept états de la cuisson du sucre. C'est tout le mérite de Michèle Kahn, avec l'appui de mille anecdotes et informatio­ns puisées dans les archives et chez les historiens, de rendre hommage à cette Suisse d'avant, dure à la tache, exotique et familière.

 ?? (GETTY IMAGES) ?? Vue de l’intérieur du café Josty du temps de sa splendeur en 1845.
(GETTY IMAGES) Vue de l’intérieur du café Josty du temps de sa splendeur en 1845.
 ??  ?? Genre | Roman Auteur | Michèle Kahn Titre | Loin de Sils Maria. La prodigieus­e ascension de Johann Josty Editeur | Le Passage Pages | 270
Genre | Roman Auteur | Michèle Kahn Titre | Loin de Sils Maria. La prodigieus­e ascension de Johann Josty Editeur | Le Passage Pages | 270

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland