EN CUISINE AVEC FRANCK GIOVANNINI
Composer un nouveau menu est le sacerdoce saisonnier des cuisiniers. Le chef étoilé du restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier décortique ce moment de grand stress.
Composer un nouveau menu est le sacerdoce saisonnier des cuisiniers. Franck Giovannini, chef du restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier, décortique ce moment de grand stress mais aussi de pure création
Etrange sensation que de pénétrer dans les cuisines immaculées de l’Hôtel de Ville de Crissier sans y trouver aucune toque blanche. Pas un bruit, pas même le son d’un poisson rissolant ou d’un bouillon frémissant. C’est l’heure d’une courte trêve entre le service de midi et celui du soir. L’indéfectible Franck Giovannini est là, immuable derrière le passe. Sur la fine plaque en inox recouverte d’un long drap blanc, une ribambelle de feuillets sont répartis en plusieurs tas dans un savant désordre. Sous l’un d’eux se cache le sacro-saint registre: un épais volume répertoriant, avec photos à l’appui, les recettes de tous les plats confectionnés dans ce temple de la gastronomie depuis l’an 2000. Le chef collectionne ses trésors et les garde secrètement. «De quoi vous donner certaines piqûres de rappel.»
Comment un chef peut-il se renouveler continuellement? Comment continuer à surprendre et rester dans l’air du temps tout en conservant son ADN culinaire? Où puiser l’inspiration? A travers sa troisième carte annuelle intitulée «Estivale» – la 32e depuis l’ère de Benoît Violier -, Franck Giovannini nous parle des étapes du processus vers son innovation culinaire. «Pour créer, j’ai besoin d’être dans mon environnement professionnel. Sans pouvoir l’expliquer, le fait de baigner dans cette ambiance créative me permet de dénouer mes idées. Cela commence par une réflexion personnelle qui part d’un renouvellement constant.»
EXERCICE PÉRILLEUX
Tout en respectant les saisons et en s’assurant que la qualité est optimale, le cuisinier triple étoilé choisit d’abord ses produits. Tel un artiste (même s’il se considère piètre dessinateur), il ébauche les prémices d’un plat, annote les combinaisons possibles, trace des flèches, liste des grammages et ajoute d’autres détails. «Même si certains produits reviennent de saison en saison, il faut savoir varier. Le but est de faire différent à chaque fois.» Pour Franck Giovannini, natif de Tramelan dans le Jura bernois, chaque saison présente une particularité. Il avoue ne pas avoir de préférence pour la simple raison qu’aucune période de l’année ne réunit en même temps tous les produits qu’il aime.
Pour autant, ne vous détrompez pas: l’exercice reste périlleux, car à ce niveau d’excellence l’erreur n’est pas permise. Cinq fois par an, la création d’une nouvelle carte est une remise en question de soi et de celle de toute une équipe. Une énième page blanche à remplir avec des codes à respec- ter et des règles à suivre. Aucune répétition ne doit figurer sur les intitulés d’un menu. «Il ne peut y avoir deux fois le même produit. Que ce soient les couleurs, les textures, les cuissons ou encore la vaisselle, rien ne doit être identique. C’est pour cela qu’il est vital pour moi de tout écrire. Plus le travail est fait en amont, plus ça ira vite en cuisine», précise le chef. Les essais côté fourneaux peuvent ensuite commencer! La réflexion théorique et pratique change à chaque préparation. Certaines créations vont exiger d’effectuer plus d’expérimentations et peaufiner certains réglages tandis que pour d’autres, un seul essai suffira.
Si les premières idées viennent du cuisinier, l’ensemble d’un plat se compose en équipe. Les trois sous-chefs et le chef pâtissier ont également leur mot à dire. Une contribution collégiale qui fait la force et incite au développement personnel. «L’élaboration d’une nouvelle carte ne doit pas être une dictature. Alors oui, il y a une ligne de conduite à suivre, mais au final je n’impose rien. Ce ne serait ni valorisant ni constructif et encore moins motivant», insiste Franck Giovannini, dont la quête d’inspiration reste un défi majeur. Le chef s’applique ainsi à ne pas tomber dans la facilité qui consisterait à réveiller d’anciens plats à succès. «Imaginer que cette créativité puisse un jour s’arrêter est ma hantise. La conception d’un nouveau menu est mon plus grand stress.»
BEAU ET BON
Alors que donne le fruit de ces intenses réflexions? Tomates, haricots verts, petits pois, fèves… A Crissier, la carte estivale ressemble à un songe d’une nuit d’été. La crème légère de haricots Parchemin de Vinzel tuile craquante parfumée aux salaisons de la Gruyère est un hymne au haricot. Présenté dans une assiette creuse, le légume vert est travaillé de quatre façons: en purée, en sauce, cru et cuit. Réduit en crème, il vient recouvrir une royale de haricots verts rehaussée d’une tuile de parmesan parsemée de minuscules morceaux de haricots (cuits et crus) accompagnée de jambon fumé de la Gruyère et de jaune d’oeuf râpé. «Même si le caviar et les langoustines figurent au menu, je trouve génial de pouvoir travailler le haricot dans un trois-étoiles au Guide Michelin», raconte le chef. L’élégant fuseau de chanterelles et petits pois croquants, jus délicat au gentil blanc est un serment saisonnier.
Dans ce processus créatif, le goût reste certes l’élément le plus important, mais Franck Giovannini attache également beaucoup d’importance aux dressages. «Il faut que cela soit beau et régulier. Même si la création d’un plat est facile, il faut ensuite être capable de reproduire celui-ci deux fois par jour pour plus de soixante couverts par service. Mais une chose est sûre, nous ne créons pas seulement pour créer mais parce que c’est pour nous un gage de respect envers notre clientèle.»
«Même si certains produits reviennent de saison en saison, il faut faire à chaque fois différent» FRANCK GIOVANNINI, CHEF